Du courrier pour Silène
Résumé de l'épisode précédent
Tali, Bulle et Isaac-Isabeau sont partis pour leur première tournée ; après avoir rencontré une moniale peu agréable sur Outrenoir, iels s'en vont vers Silène, le plus isolé des Cinq Soleils.Le Courrier Sept accélérait sur un vecteur de sortie du système d’Outrenoir, dissipateurs thermiques à demi déployés. Le disque d’accrétion dormait paisiblement dans un coin du cosmos, et la naine brune n’était plus qu’une vague sphère dans l’infrarouge. Isaac-Isabeau cuisinait. Le Courrier Sept ne produisant pas assez de poussée pour ignorer l’apesanteur, et Bulle n’ayant aucun désir de nettoyer des peintures abstraites réalisées au concentré de tomate, lae pilote avait recours au mixeur à vapeur qui remplaçait la défunte cocotte-minute de Tali. Iel injectait des poches d’ingrédients précuits et les regardait réchauffer dans un dense nuage d’eau vaporisée, comme un scientifique aurait manipulé des éléments radioactifs. Ce n’était guère qu’une action mécanique, l’essentiel de la cuisine spatiale ayant lieu avant le décollage, dans un espace sous gravité. Bulle surveillait les œuvres depuis son papillon autocollant.
« Tu sais, dit-elle d’une voix haute perchée. Je pourrais le faire.
— Cuisiner me détend, répondit Isaac-Isabeau en injectant une poche de carottes dans le mixeur.
— Je peux le comprendre. J’aime bien prendre le contrôle d’un de mes jinns pour effectuer des réparations mineures sur la coque, même si ça n’a aucune influence sur l’efficacité de l’affaire. En parlant d’états mentaux, j’aurais deux questions, si ça ne te dérange pas…
— Vas-y.
— Notre rencontre d’hier n’était pas des plus agréables. Tout va bien ?
— Oui. Mars est très loin de chez moi, et si je comprends la peine de Miriam, je n’ai pas la place de l’accueillir, et elle ne m’affecte pas.
— Je note.
— La deuxième question ?
— Purement logistique. Tali et toi, c’est toujours d’actualité ?
— Je ne sais pas, et elle non plus. Nous avons décidé il y a bien longtemps que la réponse à cette interrogation n’était pas bien importante. Notre relation va et vient. Nous sommes ensemble, oui, dans le sens où nous partageons le même vaisseau.
— Je vois.
— Puis-je te poser une question en retour ?
— Je t’en prie.
— Tu as déjà eu une relation romantique ?
— C’est une excellente interrogation. Je me considère comme aromantique, ce qui est assez rare parmi les intelligences artificielles, mais je ne suis pas asexuelle. Même s’il est vrai que je n’ai pas beaucoup découché depuis que nous travaillons ensemble…
— Pourtant, tu es une plante ?
— Je ne crois pas que le joyeux chaos de la reproduction sexuée épargne les plantes.
— C’est juste. » Le mixeur sonna. « Bien. C’est prêt. Qui se dévoue pour aller tirer Tali de sa sieste ? »
Désintégration.
Vingt-neuf millisecondes : les coins du monde se mettent à sentir le miel frais.
Réintégration.
Depuis la découverte de la Séquence, cinquante ans auparavant, une histoire courait parmi les spationautes : elle disait que les antiques créatures, autrefois maîtresses de la Voie lactée, dévoraient de temps à autre leurs congénères à demi morts et jetaient les os dans le néant. Silène, l’établissement le plus éloigné des Cinq Soleils, ressemblait au crâne d’un Léviathan, poli par le ressac et fossilisé par l’exposition au vide. La planète glacée orbitait une naine rouge, dont les éjections de masse coronale inondaient la mire avec de gigantesques arches qui se mouvaient au rythme d’un cœur humain. Juste à la lisière de la minuscule zone habitable de sa parente, Silène était bloquée en rotation synchrone, présentant toujours la même face à l’étoile. L’hémisphère nocturne, plongé dans une nuit perpétuelle, ne montrait aucun nuage, car il y faisait trop froid pour que la vapeur d’eau s’y condense ; son homologue diurne laissait voir une mer maladive, difficilement réchauffée par le soleil adolescent, que les échanges de chaleur avec le crépuscule tordaient en une pince de homard qui se terminait à l’orée de la glace. Il n’y avait ni lune ni infrastructure orbitale digne de ce nom. Isaac-Isabeau ne repéra qu’un réservoir de masse de réaction, à peine suffisant pour un cargo léger, et deux satellites d’observation. Leurs balises radio émettaient une série de caractères ASCII qui dessinaient le corbeau stylisé d’Algorab, la commune d’archéologues paramilitaires qui souvent rôdait dans les abords hantés de la Voie lactée.
La raison de leur présence était évidente. À la surface de sa banquise, Silène portait les cicatrices d’une histoire tumultueuse — d’un passé d’empire. Des cercles de la taille d’un continent matérialisaient les frontières d’antiques mégalopoles qui avaient autrefois accueilli des milliards de créatures pensantes ; car un million d’années auparavant, disait le guide des Cinq Soleils, Silène avait été un incubateur de civilisations, ses écosystèmes et géosystèmes intégrés à l’échelle moléculaire pour susciter les cultures, technologies et matériaux biologiques nécessaires au maintien de titanesques vaisseaux traversant les étendues galactiques à des vitesses inférieures à celle de la lumière. Cette œuvre, comme tant d’autres dans la Voie lactée, ne pouvait être que celle de la Séquence — des prédécesseurs baroques de l’humanité, en avance de vingt millions d’années sur les formidables échelles de l’émerveillement comme de l’horreur, désormais silencieux comme la pierre de leurs mondes morts.
Une profonde tristesse s’empara d’Isaac-Isabeau. Les pilotes de l’Astropostale étaient tout aussi familiers de la Séquence que les scientifiques-soldats d’Algorab, mais leurs perceptions en étaient radicalement différentes. Bien loin des naïfs espoirs de découverte, Algorab ne voyait dans le défunt empire qu’une menace existentielle, non en lui-même — de la Séquence ne restaient que des rêves mouvants, et le translateur permettait de contourner les plus terribles de ses armes — mais pour ce que sa mort représentait. Les ruines de la Séquence construisaient l’ombre portée de l’entropie. La Séquence était la preuve la plus indubitable que toutes les civilisations possédaient une date d’expiration, même les maîtres du corail et de la chlorophylle, cet empire vingt fois plus ancien que le genre humain. La galaxie était une montagne d’os et de poussière, un mausolée trop vieux où l’humanité arrivait trop tard avec ses petits vaisseaux et ses petites translations supraluminiques, condamnées à explorer des ruines silencieuses où, inévitablement, apparaissait toujours le reflet de la Terre-Morte ; et la Séquence se trouvait juchée au sommet du désastre.
« Vérification du courrier », dit Tali, et la tristesse se mit à refluer.
« Cinquante-deux lettres et trois colis en provenance d’Eau-de-Pluie, dont un colis de médicaments et deux colis contenant des pièces détachées pour un cargo léger nommé Al-Awaidh, répondit Bulle. Oh, les timbres sont très beaux ! Et chers.
— Oui, Algorab paie toujours ses timbres au prix fort. C’est sa manière de subventionner les services postaux.
— On ne peut pas juste larguer les colis ? » demanda Isaac-Isabeau.
Le Courrier Sept était équipé de capsules autonomes permettant de lâcher les cargaisons peu fragiles à la surface des mondes habités — ces tubes blindés de céramique et dotés de parachutes n’étaient pas sans rappeler à Isaac-Isabeau les soucoupes employées au milieu du Bas-Âge pour récupérer les films photographiques des satellites de surveillance terrestre.
« On pourrait laisser filer les pièces détachées, mais les médicaments sont cassables, et ils sont marqués comme prioritaires, donc on ne coupera pas à un atterrissage, répondit Tali.
— Quelle est l’adresse ?
— Port Cordoue, un avant-poste situé sur le terminateur.
— Donc, il va falloir descendre. » Isaac-Isabeau jeta un coup d’œil au crâne cosmique en contrebas. le ciel était calme, mais iel savait à quel point la météorologie des planètes synchrones pouvait se révéler traîtresse, avec des gradients de température mesurés en centaines de degrés.
« Artémis nous a changé le propulseur de manœuvre latéral haut, ça ira, tenta de lae rassurer Bulle.
— J’espère. Je n’ai rien contre les profils de vol à l’ancienne, mais s’éjecter dans la neige, au milieu de nulle part, comme un cosmonaute soviétique, ça ne me dit trop rien.
— Qu’est-ce donc qu’un Soviétique ?
— Plus tard, Bulle. »
Silène, comme tant de planètes de la Voie lactée, orbitait une pâle naine rouge. Sa surface portait les stigmates de la Séquence.
La descente du Courrier Sept sur Silène fut plus douce que celle sur Al-Baida. Isaac-Isabeau contourna un vaste cyclone de convection en cours d’émergence au-dessus de la mer diurne, puis le vaisseau s’approcha des montagnes qui entouraient Port Cordoue ; leurs sommets culminaient à plus de vingt mille mètres, et elles hurlaient sous les assauts continuels du vent. L’artificialité de la géologie de Silène apparut immédiatement à Isaac-Isabeau, car tous les mondes de la Séquence avaient ainsi été modifiés jusqu’à leur cœur. L’aspect de Silène avant sa colonisation resterait à jamais inconnaissable, et n’avait aucune importance.
Pendant plus d’un million d’années, la planète avait été recouverte d’une épaisse couche de matériau transbiologique, une substance programmable et semblable à du corail, d’où émergeaient les bâtiments et les artefacts techniques nécessaires à l’établissement d’une civilisation séquentielle. Après la guerre civile de la Séquence, cette couche, livrée à elle-même, avait peu à peu pourri. Pendant un bref laps de temps — dix, peut-être vingt mille ans — la libération de milliards de tonnes de méthane avait causé un puissant effet de serre, sans doute à l’origine d’une explosion de la vie indigène en un printemps de décomposition. Et puis, en un autre battement de cœur, Silène était retournée à son état originel, monde figé dans les os d’un organisme qui avait autrefois représenté sa somme sensible. De là venaient les montagnes, comme sur des milliers d’autres planètes, tordues dans des angles géologiquement impossibles, guettant le Courrier Sept à la manière d’autant de mâchoires brisées, de vertèbres de ce corps-nécropole.
« Contact avec la balise d’approche de Port Cordoue, annonça Tali. Je te passe le vecteur. »
L’avant-poste d’Algorab se tenait suspendu à l’orée d’une cage thoracique haute comme l’Everest et recouverte par des millénaires de neige. Isaac-Isabeau distingua six dômes d’habitation, flanqués d’autant de hangars en béton corallien et d’une parabole sol-espace. Une paire de silos se trouvaient insérés dans une pente qui tombait presque à pic vers un abîme brumeux. Bien que précaire, l’implantation de l’avant-poste n’était pas dénuée de sens ; les pics environnants canalisaient les vents au-dessus et en dessous des silos, permettant des atterrissages libres de la menace météorologique.
Isaac-Isabeau effectua son approche finale en suivant les pulsations laser de la balise et termina ses évolutions par une arrivée dans les règles de l’art. Le Courrier Sept se stabilisa sur la plateforme du silo le plus proche de Port Cordoue et ses pattes dépliables établirent le contact avec une raquette de métal tressé. Un cargo léger se trouvait stocké sur l’emplacement adjacent. Il mesurait trente mètres de haut et présentait le renflement caractéristique d’un réacteur nucléaire à cœur gazeux. Un paon aux ailes d’azur était peint sur la coque, juste au-dessus d’un nom inscrit en sanskrit et arabe : Al-Awaidh.
« Navigatrice, à toi la fin de manœuvre.
— Je déconnecte les moteurs, je passe les systèmes en veille, nous sommes au sol et stables. »
Quand Isaac-Isabeau et Tali quittèrent le Courrier Sept pour l’atmosphère glacée de Silène, iels furent intercepté·es par une opératrice d’Algorab en tenue de vol noire. Isaac-Isabeau aimait à appeler ces recrues à l’âge indéterminable des corbelles, mais jamais en leur présence.
« Et ainsi nous arrivent les nouveaux postiers ! » dit la corbelle en Hindi. « Juste à temps, nous attendions vos médicaments. Ponctuels et efficaces. Bien. On en a pour son argent avec l’Astropostale. Venez. »
La corbelle mena Isaac-Isabeau et Tali à travers un tunnel creusé dans le corail, qui reliait la plateforme du Courrier Sept aux bâtiments de Port Cordoue. Une fois passée la salle de décontamination, les facteurices émergèrent dans un vaste hall circulaire, dont le béton semblait pousser sur le corps de la montagne, à la manière d’un champignon terrien. Le vent hurlait contre les baies vitrées. En contrebas, un brouillard épais remplissait la vallée la plus abrupte qu’Isaac-Isabeau ait jamais contemplée, et dont les massifs surgissaient comme autant de citadelles mettant le siège au ciel gris. Les corbeaux avaient planté un jardin pour tenter de garder la désolation à l’écart ; un arbre-monde trônait en son centre et ses feuilles écarlates ondulaient au-dessus d’une mare peuplée de pseudoméduses aux yeux torves. La température de l’air oscillait autour de dix degrés Celsius. Algorab ne devait pas trouver de grande utilité à chauffer les parties communes de Port Cordoue.
Isaac-Isabeau s’intéressa aux fresques qui ornaient le mur du fond, derrière l’arbre-monde. Elles représentaient des enfants en train de courir dans un champ recouvert de ruines de la Séquence, dont les angles grotesques avaient été polis et apprivoisés par la croissance de l’herbe et de la mousse. Des historiens d’Algorab surveillaient la progéniture avec un air compassé, tandis qu’en arrière-plan se dessinait le soleil rouge de Silène, entouré d’une inscription en arabe et hindi : ce monde sera reconquis. L’œuvre d’art, bien que d’apparence soignée, était percluse de défauts si étranges pour un peintre professionnel qu’Isaac-Isabeau se demanda si la perspective écrasée du paysage ou les yeux vides des adultes n’étaient pas intentionnels. Peut-être la fresque devait-elle faire office de rappel et de proclamation pour le visiteur : tu te trouves seul au sommet d’un corps mort. Prends la mesure de tes ambitions et étouffe-les, car la Séquence ruine pour toujours les mondes qu’elle touche.
Ou alors, c’était difficile de peindre avec des moufles.
La corbelle enleva son masque à oxygène, révélant un visage clairement terrien — levantin, peut-être, se dit Isaac-Isabeau — mais où déjà le froid, les radiations et le crépuscule éternel avaient commencé le lent travail de sape qui conduisait les enfants de la Terre à devenir des spationautes, indifférenciés en ethnie comme en nationalité, identités jetées en pâture à la grande succession des étoiles extérieures.
« Bienvenue à Port Cordoue, dit-elle. Je m’appelle Qasmuna, je suis la mère supérieure de cet avant-poste. Vous pouvez me confier les lettres.
— Les voilà, répondit Isaac-Isabeau en déposant sa besace postale sur la table la plus proche. Nous aussi des pièces détachées pour l’Al-Awaidh, expédiées par Artémis depuis Eau-de-Pluie, et des médicaments pour un certain Jalil Aloyan. C’est un de vos collègues ?
— Notre archéologue en chef, oui. Il souffre d’une affection de longue durée. Il ne se trouve pas à Port Cordoue en ce moment, mais au Pic Dix-Sept, une station de recherche à deux kilomètres dans la direction du nord magnétique. Ces médicaments doivent lui arriver le plus vite possible ; je serais plus rassurée si l’un de vous conduisait une livraison en mains propres. J’ai un véhicule de ravitaillement sur le départ.
— Qu’est-ce que c’est, un camion ?
— Sur Silène ? Un engin à roues n’y ferait pas dix mètres. Non, on emploie un Lumia.
— Un Lumia ? s’étonna Tali. Vous voulez dire… »
Mécha bipède de bataille de classe Lumia, immatriculé sur Elora, identifiant radio Jinn-Deux : la machine occupait les sept mètres de son silo de stockage dans la section basse de Port Cordoue, séparée du plateau neigeux par un sas horizontal. Le cockpit évoquait à Isaac-Isabeau les protrusions bulbeuses et vitrées des coléoptères de combat qui avaient peuplé les films d’action de sa jeunesse. Deux tentacules de manipulation d’échantillons pendaient sous le nez, rappelant les origines biomimétiques du programme d’armement Lumia. Les pattes étaient arquées à la manière de celles d’une antique créature reptilienne. Les points de contact avec le sol — les pieds — étaient emmaillotés dans d’épaisses chausses de caoutchouc qui diminuaient la pression dans la neige, tout en gardant du froid les délicats servomoteurs des articulations. L’ensemble suscita une émotion presque comique chez Isaac-Isabeau ; le Lumia ressemblait à un guerrier du Bas-Âge venu prendre des vacances à la montagne.
La pilote sauta de son cockpit pour se porter à la rencontre des facteurices. Elle était vêtue d'une combinaison de vol ornée d’un col de fourrure synthétique et avait une tête sélénite.
« Hello. C’est la première fois que je dois conduire la poste. Je n’ai qu’un seul siège libre, donc vous allez devoir faire un choix.
— Parfait ! s’exclama Tali. Je déteste les méchas. Ah, ne dis rien, Is, je sais qu’ils ont leurs usages, mais je ne peux pas m’en empêcher, c’est psychologique, je préfère les roues.
— Je note que tu ne demandes pas si ce n’est pas aussi mon cas.
—Is! Voyons ! Tu es une fille de la Terre ! Tu devais sans doute chevaucher une antique machine de guerre pour aller acheter ton pain quand tu avais dix ans !
— J’avais une bicyclette.
— C’est ce que je dis ! Je ne vais pas te faire l’affront de te rappeler la place de l’infanterie vélocipédique dans l’invasion de l’Europe par les Unions Continentales… »
Isaac-Isabeau soupira et embrassa Tali sur le front avant de grimper dans le cockpit du Lumia. La pilote referma la verrière et attendit que la Pléiadienne s’en soit allée pour laisser pénétrer l’air glacé par le sas.
Les méchas bipèdes restaient des engins peu courants. La conscience collective considérait qu’ils combinaient les défauts des machines à roues et à pattes, sans arborer les avantages d’aucune famille, un avis qu’Isaac-Isabeau n’était pas loin de partager. Les Lumia demeuraient des armes bonnes pour les Guerres Fleuries, des accessoires de théâtre, qui se focalisaient sur l’élégance au détriment de la praticité ; et pourtant, les dernières versions ne se contentaient plus de ce rôle séculaire. Remarquablement bien équilibré, léger et stable, le Lumia de Port Cordoue se comportait avec une constance toute militaire sur le terrain escarpé du plateau. Son dressage restait cependant ardu. Assise en tailleur sur un sofa de laine, la pilote faisait avancer la machine par sa seule pensée ; en lieu et place des commandes habituelles, elle employait un serre-tête neural qui, relié à l’ordinateur de bord, lui permettait de manœuvrer le Lumia sans aucun contact physique. La méthode devait exiger d’elle une attention de tous les instants, à même de l’épuiser en quelques heures à peine, mais ce devait être plus pratique que de batailler avec les manches à balai ésotériques des vieux Lumias. Peut-être. Isaac-Isabeau n’avait jamais conduit de mécha et iel s’accrochait à son siège en priant la Terre-Morte que la prochaine langue de verglas ne devienne pas son mausolée.
La verrière blindée ne laissait rien entrevoir du paysage, sinon une étendue blanche et lisse. Le Lumia avançait à contre-courant d’un épais nuage de brouillard agité par des sautes de blizzard, suivant un chemin dont les balises étaient tellement usées qu’Isaac-Isabeau parvenait à peine à les distinguer. La pilote, pourtant, se mouvait sans encombre au travers de la neige et des amas de corail brisé. Elle gardait le Lumia à demi penché, employant les tentacules pour éviter de glisser vers l’abîme montagnard. Bulle observait l’épopée avec grande attention. Son papillon autocollant restait fixé à la veste d’Isaac-Isabeau et son avatar s’était équipé d’une écharpe beaucoup trop large pour lui, qui oscillait comme un bananier sous le vent à chaque pas du Lumia. Bien que faible, le lien radio avec le Courrier Sept demeurait suffisant pour permettre un échange vocal.
« Notre pilote est bien muette, dit Bulle.
— Tu crois que tu serais plus bavarde si tu avais à manœuvrer un Lumia ?
— Oh, il n’y a aucun risque que je me retrouve à piloter un mécha, surtout bipède. Je ne possède pas la capacité de concentration requise, et puis mon esprit n’est pas adapté à l’usage d’un lien neural sans fil, comme celui qu’emploie notre pilote. D’ailleurs, savais-tu que, d’après les statistiques des Guerres Fleuries, les humains de chair et d’os font de bien meilleurs conducteurs de Lumia que les intelligences artificielles ?
— Vraiment ?
— Marcher sur deux pattes vous est naturel. Pour nous, c’est un acquis, qui reste bien fragile, car il est conditionné à l’usage régulier d’un avatar humanoïde.
— Je n’avais jamais considéré la question sous cet angle, mais c’est logique. »
Quinze kilomètres au nord de Port Cordoue, la piste s’élargit. De monumentaux éclats de corail sortaient du glacier d’altitude, courbant le vent autour de leurs arêtes et suscitant des spirales hurlantes dans leur sillage immobile. La pilote accéléra sa marche et décrocha la radio sans rompre sa trance.
« Jinn-Deux pour Pic Dix-Sept. Tout va bien, Jalil ?
— Ici Jalil, oui, je vais bien. » La voix était douce. « La douleur est revenue, mais c’est encore supportable. Faites attention, j’ai repéré des Séquenceurs en approche.
— Des Séquenceurs ? s’enquit Isaac-Isabeau.
— Regarde en l’air ! » répondit la pilote.
Elle fit pivoter le cockpit vers le ciel et activa le filtre infrarouge de la verrière, mettant ainsi en évidence des ombres grises qui se détachaient des nuages. Isaac-Isabeau prit un certain temps pour reconnaître les jambes incroyablement fines d’araignées titanesques, qui marchaient contre le vent avec une aisance déconcertante. Ces choses étaient-elles vivantes ? Fluides et nonchalantes, elles ne lui semblaient se rattacher à aucun domaine d’existence, tel que défini par la compréhension humaine. Car ces araignées appartenaient bien sûr à la Séquence, tout dans leur apparence le trahissait, à commencer par ces organes exposés au blizzard et qui, depuis le sol, ressemblaient à la nuée noir et or d’une peinture baroque mise en mouvement par un cyclone.
Une patte atterrit dans la neige, à quelques centaines de mètres du Lumia, et s’enfonça à peine, comme si elle avait été faite d’ouate. La pilote effectua un pas de côté. Des ondes sonores tonnèrent en un concert de carnyx, la patte remonta dans les hauteurs et la marche obstinée du mécha continua.
« Talasea, Talasea… ce nom me dit quelque chose. »
Le thé de Qasmuna était amer. Les feuilles noires provenaient d’une planète baignée par la lumière maladive d’une naine blanche et avaient laissé une brûlure sèche dans la gorge de Tali.
« Ma deuxième mère a travaillé pour Algorab dans sa jeunesse.
— Comment s’appelle-t-elle ?
— Elle se nommait Myrtille. Elle a disparu quand j’avais quinze ans, lors d’une expédition dans le halo galactique. J’ai depuis longtemps abandonné tout espoir de la retrouver. Combien d’étoiles nous séparent du plan médian de la Voie lactée ? Plus que je ne pourrais jamais observer avec un télescope, et un vaisseau perdu ne se repère pas ainsi…
— Oui. Je vois. Elle faisait partie de l’expédition Chandrasekhar-Kiva. Quatre-vingts spationautes portés disparus, la pire perte de vies humaines dans l’histoire d’Algorab, sans compter la guerre dans la Mer Sereine, bien sûr. Je n’ai hélas aucune information à vous communiquer qui pourrait aider à retrouver votre mère, toutes les données concernant ces disparitions sont publiques.
— Ne vous inquiétez pas. J’ai gâché les plus belles années de ma vingtaine à quadriller les étoiles hautes des bras d’Orion et de Persée, sans aucun résultat, car il ne peut en avoir aucun. L’espace a pris ma mère et ne me la rendra jamais.
— À Myrtille, alors ? » Qasmuna leva sa tasse.
« À ma mère.
— Je viens de me rendre compte que je ne connais pas votre prénom.
— Et vous ne le connaîtrez jamais. Mes mères se sont rencontrées lors d’une convention dédiée à un vieux soap opera terrien, et n’ont rien trouvé de mieux à faire que de me baptiser d’après son héroïne. Mon prénom est terrible. Et il constitue mon unique grief envers celles qui m’ont donné la vie.
— Donc, c’est juste Talasea ?
— Tali, s’il vous faut vraiment un nom de baptême. Est-ce un interrogatoire ou une simple invitation à prendre le thé ?
— Ni l’un ni l’autre. » Qasmuna récupéra la tasse vide de Tali et la déposa dans le petit lavabo qui trônait au coin de son bureau. « Je suis curieuse, c’est tout. L’équipage du Courrier Cinq n’était pas des plus bavards. Iels atterrissaient, nous donnaient les lettres et les médicaments de Jalil, puis repartaient. Iels souriaient, mais ne parlaient presque pas, et ne restaient jamais pour le thé. Remarquez, c’est peut-être pour le mieux. Nos soirées sont tristes.
— Pourquoi ?
— Nous entretenions tant d’espoirs pour Silène ! Imaginez ça ! Un monde-incubateur dans un état de conservation remarquable, presque entièrement épargné par les affres de leur guerre civile…
— Vous avez une drôle de définition de la notion de conservation.
— Croyez-moi, Silène est un bijou comparé aux autres incubateurs que nous connaissons. Sa surface n’a pas été ouverte en deux par un impacteur relativiste, et ses profondeurs ne sont pas hantées par des horreurs conçues pour vous dévorer le cerveau pendant votre sommeil. C’est un paradis.
— Alors pourquoi cette tristesse ?
— Je suis Terrienne, Talasea. Et comme mes quatre milliards de semblables, j’ai cette peur au fond de mon cœur, ce sentiment amer et insupportable que le monde autour de moi est immatériel, léger, fragile, sans cesse sur le point de s’effondrer, comme ma planète. Et ici, je pensais trouver une stabilité ! Je pensais trouver un fragment préservé de la Séquence, qui m’aurait offert une certitude, sinon une réponse. Mais une fois de plus, il n’y a rien d’autre sous les ruines que la vieille hubris des empires, de vagues énigmes et une guerre civile qui refuse de prendre fin, des formes martiales qui se battent pour les vestiges d’une civilisation qui a cessé d’exister il y a cent cinquante mille ans. Nous sommes des singes au milieu du désastre, et les étoiles au-dessus restent silencieuses.
— C’est une bien triste manière de considérer le problème que nous pose la Séquence. Vous pourriez dire, par exemple, qu’au contraire, nous arrivons exactement au bon moment. Cent mille ans plus tôt et la Séquence nous aurait fait la guerre, eux avec leurs armes capables d’ouvrir des étoiles en deux, et nous avec nos petits translateurs et nos espoirs mal placés. Cent mille ans plus tard, et la Séquence se serait totalement dissoute dans le temps long de la Voie lactée.
— Votre optimisme pléadien est d’une grande beauté, Talasea, mais prenez garde à ce qu’il ne vous envoie pas au même endroit que Myrtille. » Qasmuna cilla. « C’était déplacé, mes excuses. Je n’avais aucun désir de vous blesser.
— Seul votre thé me peine, Qasmuna. »
Il fallut un quart d’heure au Lumia pour finalement atteindre le Pic Dix-Sept. La station portait mal son nom, ou peut-être ce dernier avait-il été inversé par ironie, car le pic n’était pas un sommet, mais un précipice circulaire dont les pentes plongeaient dans le glacier à presque quatre-vingt-dix degrés. La neige n’osait s’aventurer dans l’abîme ; le vent la poussait par-dessus, mais elle ne franchissait pas le pas, sans doute effrayée par la soudaine irruption des abysses. L’avant-poste de Jalil se dressait au-dessus du précipice, et Isaac-Isabeau trouva cette disposition profondément dérangeante. Bien que la gravité de Silène soit suffisamment basse pour assurer l’intégrité structurelle des haubans le maintenant en place, iel ne pouvait s’empêcher de se dire que seule l’opération du Saint-Esprit garantissait l’équilibre du Pic Dix-Sept.
« Je sais, c’est étrange, dit la pilote. Les Séquenceurs adoraient forer des trous, mais, comme ça, au milieu d’un glacier, sans ruines attenantes, c’est une première. Jalil a insisté pour implanter son laboratoire au-dessus, j’ai passé un mois à tendre des câbles et installer des échafaudages de corail. L’ensemble devrait tenir, mais je ne sais pas comment il fait pour dormir la nuit.
— Vous conduisez un Lumia sur un glacier parcouru par les fantômes de la Séquence. Peut-être que Jalil se pose exactement la même question à votre sujet.
— C’est juste. »
La créature qui s’exhibait sur la tablette de Qasmuna, au milieu d’une photographie prise par un satellite de reconnaissance, était plus haute que la plupart des montagnes terriennes, et pourtant légère comme un murmure, sa pression massique comparable à celle d’une fourmi. Les mécanismes maintenant ses molécules en place appartenaient à peine au domaine du concevable : ils avaient pour nom chromomatière, ingénierie particulaire ou bien transformation fondamentale des constantes de l’univers et constituaient les outils de la Séquence, une éternité en avance sur cette longue course à la sublimation que certains persistaient à appeler évolution. Dans les fantômes de Silène, Tali ne voyait aucune tristesse. La Séquence était née, avait pris son essor, était morte. Il n’y avait rien d’autre à dire, comme il n’y avait non plus rien d’autre à dire à propos du Bas-Âge et des effondrements successifs de la civilisation humaine sur Terre, à propos des quatre milliards d’âmes sacrifiées sur l’autel du changement climatique — et même à propos du miracle qui transportait désormais l’humanité d’une étoile à l’autre. Ce qui était fait était fait. Il ne restait plus qu’à aller de l’avant.
« Silène a succombé au même mal que les autres mondes isolés du halo, dit Qasmuna. Quand les lignes transtellaires se sont taries et que les signaux des maîtres ont cessé d’être émis d’une étoile à l’autre, les biotopes asservis se sont soulevés, et ainsi tout a été détruit. Il ne reste plus que ces gardiens silencieux. Ils continuent à traverser la planète en suivant les frontières depuis longtemps effacées des anciens écosystèmes, peut-être qu’ils remplissaient un rôle semblable à celui d’un jardinier… en tout cas, ils n’ont pas maigri. Ils ont toujours été aussi fins et délicats. » Qasmuna soupira. « Jalil a une autre hypothèse, mais je n’ai pas envie d’en parler.
— Vous ne vous entendez pas bien ?
— Talasea, voyons. Nous sommes des adelphes sous les armes, des soldats du corbeau, et presque des jumeaux en religion. Nos désaccords sont purement scientifiques. Jalil est un linguiste brillant et un vrai spécialiste de la Séquence, mais… ah, je suis sur le point de commettre un péché, car je ne vois aucune manière charitable de dire cela, mais Jalil n’a plus toute sa tête. Pas d’un point de vue clinique, j’entends. Sa maladie n’altère en rien la vivacité de sa pensée. Mais je peux bien voir que vingt ans passés à étudier la Séquence l’ont dénaturé de bien des manières, la plupart très subtiles, et qui pourtant me sont évidentes. Je ne suis pas certaine de reconnaître en lui le scientifique qu’il était lorsque nous avons quitté la Terre.
— C’est peut-être normal. L’espace a le don de changer les Terriens, et Silène est un mausolée. Y vivre ne peut pas faire du bien à la santé mentale.
— Je suis familière du mal des spationautes, des terreurs du grand vide, des murmures en provenance des étoiles, de l’isolation, de la perte de l’égo, et, pire, de celle de la foi, mais Jalil ne souffre d’aucune de ces affections. Il dort bien, il garde l’appétit, comme nous tous, il note ses rêves dans un petit carnet, et ils sont beaux et simples. Il prie, aussi. Cinq fois par jour, tourné vers le système solaire, comme il se doit.
— Quel est son problème, alors ? Outre, j’imagine, la maladie pour laquelle il reçoit un traitement.
— Il a perdu la distance. Il s’est mis à imaginer qu’il peut comprendre la Séquence. Qu'il peut comprendre l'empire, alors que nous ne lui devons que le mépris. Et… » Un trouble grisâtre passa dans les yeux de Qasmuna. Elle émit un soupir sonore. « Pardonnez-moi. J’ai juste une terrible impression de déjà-vu, parce que j’ai eu la même conversation avec l’équipage du Courrier Cinq avant… avant qu’ils ne s’écrasent. »
Le Lumia s’arrêta à quelques encablures du trou dans le monde et la pilote ancra ses pattes dans une épaisse dalle de calcaire qu’entouraient des balises lumineuses. Isaac-Isabeau descendit ; le vent lae frappa comme une nuée de chandelles. Iel continua sur le pont suspendu menant à l’avant-poste. La profondeur noirâtre qui s’étendait sous ses pieds lui sembla contenir le même pouvoir d’attraction que le ciel terrien, et iel se débattit avec un terrible désir de sauter pour disparaître dans ce zénith inversé. Mais quelle folie pouvait bien mener un corbeau à résider ici, avec ces sirènes noires susurrant sans cesse à son oreille ? Peut-être que Jalil n’en avait cure. Peut-être qu’il n’entendait pas la chanson du ciel, et ainsi restait parfaitement imperméable à celle de l’abîme.
Le sas de l’avant-poste s’ouvrit avec un sifflement sec ; une fois devant la porte intérieure, Isaac-Isabeau actionna une petite sonnette.
« Jalil ! C’est le courrier ! On a ton traitement ! s’exclama la pilote.
— Une seconde ! » répondit une voix étouffée par l’épaisseur de l’acier.
Isaac-Isabeau entendit un remue-ménage — un manteau qu’on décrochait, des engrenages qui grinçaient, une batterie qu’on mettait hors tension — puis un cinquantenaire à l’air indubitablement terrien apparut dans l’entrebâillement de la porte. Bien qu’il eut porté le même accoutrement que Qasmuna, il n’arborait pas son air las. Sa veste était fraîchement repassée, sa barbe finement taillée, ses lunettes nettoyées avec un soin maniaque, et sa canne ornée d’oiseaux Simorgh de toute beauté. Il serra la main d’Isaac-Isabeau.
« Bienvenue sur Silène. Jalil.
— Isaac-Isabeau. J’ai vos médicaments.
— Entrez. »
Isaac-Isabeau se glissa à l’intérieur. L’avant-poste lui sembla se constituer d’un laboratoire, d’une chambre et d’un coin cuisine, le tout solidement arrimé à une superstructure interne dont l’épaisseur lae rassura quelque peu quant à la solidité du bâtiment. L’ensemble était d’une surprenante normalité. Un serveur ronronnait dans un angle, son écran parcouru par des lignes de code et des gros plans d’observations au microscope moléculaire.
« Ne vous inquiétez pas, dit Jalil. J’ai beau être spécialisé dans l’étude des artefacts de la Séquence, je ne pousse pas le vice jusqu’à les garder dans mon laboratoire. Je sais ce qu’il en coûte de chercher un contact physique avec les ruines que nous ont laissé nos aînés. » Il grimaça et tendit la main. « Puis-je avoir mes médicaments, je vous prie ?
— Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu, s’agita la pilote alors qu’Isaac-Isabeau ouvrait le colis avec mille précautions. Tu n’as pas touché à tes placards, Jalil ! Depuis combien de temps n’as-tu pas mangé ?
— Deux jours. J’avais trop mal au ventre. Ne le dis pas à Qasmuna. »
Le colis contenait une cinquantaine de seringues auto-injectables. Jalil en tira une de son étui de lin, l’activa d’une poussée sur son couvercle et l’apposa sur son avant-bras. Il grimaça à nouveau quand l’aiguille se déplia, puis son expression se relâcha.
« Ne vous inquiétez pas, postière. Le mal est vieux, et il n’est pas contagieux. J’ai simplement été contaminé par une arme bactériologique de la Séquence lors de mon premier chantier de fouilles, sur le monde de Draugr. Ce n’est pas le genre d’affliction dont on guérit. Mon traitement permet de neutraliser l’action des toxines, mais pas de se débarrasser des agents infectieux. Et ces horreurs parviennent à s’adapter, alors je ne peux pas juste faire un stock et partir à l’aventure dans la galaxie. C’est Eau-de-Pluie qui me manufacture les anticorps en fonction des données médicales que je leur transmets. J’ai peur que vous ne passiez un certain temps à m’apporter des médicaments, Isaac-Isabeau. Je m’excuse à l’avance du désagrément.
— Ce n’est rien. Que se passe-t-il si l’interruption de traitement est trop longue ?
— Oh. Je meurs. Dans des souffrances pour lesquelles la plupart des remèdes sont léthaux. Mais n’y pensez pas. Si j’avais été plus prudent et plus soucieux des procédures de décontamination, je n’en serais pas là. Je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. En attendant le jour inévitable de ma fin, puis-je vous soumettre du courrier en retour ? » Il se pencha sur un tiroir et en sortit deux enveloppes de papier kraft, frappées des timbres surfacturés d’Algorab et aux adresses délicatement calligraphiées. « La première lettre est pour la ferme hydroponique d’Eau-de-Pluie, elle contient les détails de mes dernières analyses infectieuses. L’autre est pour une collègue qui vit sur Kollontai, Jyothi. J’aimerais que cette missive soit remise en mains propres.
— Ce sera fait.
— Merci, Isaac-Isabeau. J’espère de tout cœur que vous ne vous mettrez jamais en danger, comme le Courier Cinq.
— À ce propos, vous… vous savez où est l’épave ?
— Tout là-haut. » Il tapota la coque de son habitat.
« Sur le glacier de Leng, ajouta la pilote. C’est une formation rocheuse à plus de douze mille mètres d’altitude. Nous avons essayé de l’atteindre, mais elle est trop haute pour les aéronefs, et il est hors de question d’y risquer l’Al-Awaidh, qui, de toute manière n’aurait pas assez de delta-v pour en repartir. Mais il n’y a rien à récupérer. Nos satellites n’ont pas repéré de boîte noire, il n’y a qu’un cratère, là-haut, et ce n’est pas étonnant, après un impact à près de cinq fois la vitesse du son. J’ai suivi la descente du Courrier Cinq au télescope, ils ont juste… ils n’ont pas effectué leur poussée de décélération. Ils sont tombés comme ça. Comme un missile.
— La livraison n’avait rien de particulier ?
— Non. C’était juste un envoi de lettres et de colis. Rien…
— Rien qui n’explique le crash, conclut Jalil. Peut-être que nous devons admettre l’inexplicable. Peut-être que Silène a juste décidé de dévorer trois de ses nouveaux enfants. »
Isaac-Isabeau ne trouva rien à répondre, et pour chasser le froid, se mit à penser à Tali.
Illustration de l'épisode par Lilly Harper, pour l'Astropostale.