Sylphide à bicyclette

Haute vélocité, basse altitude

Cette histoire indépendante peut être lue séparément des autres.

« Par simple curiosité, on va à quelle vitesse ? demanda Tali.

— Oh, à peine deux fois la vitesse du son. »

Isaac-Isabeau gardait les yeux rivés sur les piliers noirs qui traversaient le monde, au-delà de la verrière. Une lumière pâle baignait la géante gazeuse dont Tali et Isaac-Isabeau traversaient l’atmosphère. Le ciel était d’un rouge carmin. Longs de plusieurs milliers de kilomètres, les cirrus bougeaient si peu que Tali avait du mal à en croire l’anémomètre ; pourtant, leur avion volait bien à plus de deux mille kilomètres par heure. La virée ne lui plaisait pas. Tali avait déjà piloté des engins à réaction, mais n’en avait jamais traîné un jusque dans les tempêtes d’une géante gazeuse, et pour cause : voler dans des environnements aussi turbulents ressemblait de très près à une condamnation à mort. Isaac-Isabeau ne partageait pas son avis, ce qui ne la surprenait pas. Iel possédait l’excuse d’être né·e sur Terre, sur le monde des hypercyclones du Pacifique et des ouragans de l’Atlantique. Iel avait reçu les machines de tempête en héritage.

« J’ai du mal à nous garder stables, murmura Isaac-Isabeau.

— C’est à cause du vent ?

— Non. Des nuages. » Juste sous les ailes s’étendait le sommet tabulaire d’un plateau gazeux, qui brillait jusqu’à l’horizon. « Ils sont très denses, si je les touche, la glace va s’engouffrer dans mes réacteurs et les étouffer, mais si je prends de l’altitude, je vais laisser mes ailes dans les rafales, nous sommes condamnées au rase-mottes. »

Tali s’accrocha à son siège. La géante gazeuse poussait Isaac-Isabeau aux limites de ses capacités ; les tortueuses aspérités du plateau gazeux lae forçaient à régulièrement changer de trajectoire, et chaque pivot sur l’aile faisait vibrer le fuselage.

« C’est fini, souffla-t-iel. Je n’arrive plus à tenir ma trajectoire. On va percuter le vent. »

L’avion se cabra ; ses ailes, cisaillées à la base, se détachèrent comme des feuilles mortes. Le fuselage tomba, le cœur noir de la géante emplit la verrière, puis le cockpit devint opaque avec un sifflement sec. Isaac-Isabeau lâcha les commandes, défit son harnais et se leva pour rallumer la lumière dans la salle de simulation.

« Encore raté, dit-iel en s’étirant. Mais tu verras, je vais bien finir par y arriver ! Vingt kilomètres en rasant les nuages à Mach 2, ça ne peut pas être si compliqué que ça ! »


La douce lumière de l’après-midi descendait à travers les persiennes du bureau d’Anita Elke, l'instructrice du centre de formation de l’Astropostale sur Elora. Depuis son repaire, l’élégante cinquantenaire avait vue sur le dôme de simulation, la parabole sol-espace, l’aérodrome pour les élèves-pilotes… et la bicyclette d’Isaac-Isabeau qui quittait le complexe sur un étroit chemin de terre. Tali lui faisait signe avec son écharpe, mais iel ne la voyait pas.

« Dommage qu’iel s’en aille déjà, soupira Elke. Je suis sûre qu’il ne lui manque qu’un ou deux essais supplémentaires pour valider l’épreuve.

— Ne vous inquiétez pas, ça ne lui ressemble pas d’abandonner, répondit Tali. Iel a juste besoin de se vider la tête avant d’y retourner.

— C’est vrai, l’ego du pilote finit toujours par gagner.

— Et pourtant, Isaac-Isabeau travaille à dompter le sien… mais à l’évidence, il fait encore de la résistance. Je ne vous félicite pas, vous et votre simulateur ! Je n’ai pas besoin d’un·e compagne frustré·e, surtout quand je suis sur le point de partir en congé ! Quelle est la fonction de cette simulation, de toute manière ? Vous formez des facteurices, pas des pilotes de chasse.

— La simulation n’a aucun intérêt en soi, pas un pilote ne volerait dans ces conditions, mais c’est précisément l’absence de sens qui la rend intéressante. Elle met en scène un défi absurde, que l’utilisateur peut refuser à tout moment, juste en quittant le simulateur. Je me fiche de savoir si mes élèves sont capables de parcourir ces vingt kilomètres ou non. C’est leur réaction qui m’intéresse. La plupart trouvent la simulation idiote, mais vont quand même essayer une ou deux fois, parce que je le leur demande. C’est dans la norme. D’autres refusent dès le départ. J’aime bien cette attitude ! Un pilote doit savoir récuser un ordre abscons.

— Quid des élèves qui s’entêtent ?

— Des idiots, autant qu’iels soient. »


« Elke t’a traité d’idiot, dit Tali.

— Je sais. » Isaac-Isabeau s’étira contre l’olivier où iel avait laissé son vélo, à quelques kilomètres de la piste. « Elle m’a fait le même discours, il y a deux jours.

— Tu ne peux pas juste abandonner ? Tu n’as rien à prouver. Tu voles depuis quinze ans.

— C’est pas une histoire d’ego, Tal. C’est juste qu’Elke m’a planté cette simulation dans la tête et je n’arrive pas à l’oublier. Elle m’a donné un problème mathématique, parce qu’au fond le pilotage ça n’est jamais que ça, une question d’optimisation de variables, et je dois le résoudre. Je suis pas comme toi. Je ne peux pas tout laisser tomber et partir vers le soleil couchant sur mon fier destrier. »

Isaac-Isabeau émit un long soupir, puis se tourna vers le ciel. Un planeur d’entraînement murmurait entre deux nuages, et ses longues ailes blanches reflétaient la vieille étoile d’Elora.

« J’ai besoin d’air. Il faut que je décolle. Tu viens ? »


Les planeurs de Tali et d’Isaac-Isabeau volaient avec grâce au-dessus de la campagne, portés par les courants chauds de l’après-midi. Iels avaient le ciel pour elleux : la cohorte d’Elke était rentrée en salle pour assister à un cours sur les moteurs à fusion nucléaire.

La base postale se trouvait au beau milieu de la Terre de Parvati, le continent méridional d’Elora, où jamais la Panthalassa n’était bien loin ; la ligne bleue du littoral couronnait l’horizon comme du saphir fondu. Les prés recouvraient le reste du monde. Pour un œil profane, ils apparaissaient artificiels, une mosaïque de carrés colorés, qui n’était pas sans évoquer l’idée grotesque de l’agriculture industrielle projetée sur une planète lointaine, mais le vol silencieux des planeurs permettait de percer l’illusion à jour.

Les carrés n’étaient pas parfaits, comme ceux tracés par un tracteur. Ils présentaient des plis, des coins et des tentacules entremêlés, comme une armée de petits bras tenant la plaine ensemble. Sous l’effet du vent, les champs se déplaçaient les uns contre les autres, dans un va-et-vient semblable, en bien plus lent, à celui des amibes coexistant dans l’enclos d’une boîte de Petri. Suivant Isaac-Isabeau, Tali piqua dans une colonne froide, savourant le bref frisson de l’apesanteur avant de repartir vers l’ascendance la plus proche. Aussi près du sol, la plaine perdait sa rectitude. Elle n’avait plus rien d’une douce étendue sédimentaire, plane comme tous les mausolées marins l’étaient, mais se trouvait composée d’une collection de rochers, d’éboulis et de lames de basalte, le tout recouvert, mais non englouti, par la végétation. Par quel caprice de son étrange géologie Elora avait-elle engendré une telle surface, Tali n’en avait aucune idée, mais elle comprenait désormais pourquoi les planeurs possédaient des cockpits éjectables. Même Isaac-Isabeau aurait eu du mal à se poser dans un tel chaos.

Une puissante colonne thermique s’empara des planeurs, qui la chevauchèrent jusqu’à ce que la Panthalassa disparaisse. Un éclat attira l’attention de Tali vers une structure artificielle, à une trentaine de kilomètres de l’aérodrome. Elle s’empara de ses jumelles. Au sommet d’une aiguille de basalte, à cinquante mètres au-dessus de la plaine, trônait la statue d’un cavalier, le visage rude, le cheval ruant et le poing tourné vers le ciel. Un Terrien. Bien sûr qu’il s’agissait d’un Terrien, mais dont pourtant l’étalon se préparait à battre un sol qu’il n’avait jamais connu. Car ce manteau, cette casquette de marin, ce sabre et cette carabine appartenaient aux tréfonds du Bas-Âge, aux décennies sanglantes qui avaient vu naître le nouvel ordre des Unions Populaires. C’était Kaj Mahev ! Le maître-cavalier de Kandahar, le tueur de Boukhara, l’hérault du socialisme eurasien, qui s’était tracé un sillage sauvage jusqu’au coeur de la Forteresse Europe ! Abattu à trente-huit ans sur les murs d’Istanbul, ses cendres dispersées dans la première bombe atomique des Unions, Kaj Mahev, béni et maudit, maudit et bénit, ressuscité sur Elora, sous un soleil qui brillait à cinq cents années-lumière de la Terre.

La radio grésilla sur une fréquence d’urgence.

« Ici Citadelle pour les planeurs de l’Astropostale. Vous venez d’entrer dans un espace aérien contrôlé par l’ambassade des Unions Populaires sur Elora. L’approche de la statue de Kaj Mahev est strictement interdite. Veuillez faire demi-tour.

— Ici Tali Talasea pour Citadelle, je suis une envoyée stellaire de l’Astropostale, identifiez-vous.

— Et moi, je suis un système de défense antiaérienne automatique armé d'un laser de vingt-cinq kilojoules. Veuillez faire demi-tour.

— Compris, compris, répondit Isaac-Isabeau. Nous faisons demi-tour. Terminé. »

Le canal radio mourut. Tali suivit Isaac-Isabeau et, bien vite, les planeurs retrouvèrent la zone d’entraînement autour de l’aérodrome.

« C’était pas un plaisantin, souffla Isaac-Isabeau. Je me suis fait accrocher au radar. Quelqu’un là-dessous avait le doigt sur la gâchette. »


Tali n'avait jamais vu d'armes semblables à Citadelle, sauf dans les documentaires sur la fin du Bas-Âge : de lourds camions, portant une lentille capable de frapper à plusieurs kilomètres. Des engins hideux.

Image d'un camion équipé d'une arme laser antiaérienne, dans une clairière


Les planeurs touchèrent terre dans l’étreinte dorée du coucher de soleil ; les facteurices furent bien vite sorti·es de leurs cockpits.

« J’ai entendu votre échange avec Citadelle », dit Elke en aidant Tali et Isaac-Isabeau à pousser les planeurs dans leur hangar. « Désolée, j’aurais dû vous avertir, je ne pensais pas que vous iriez dans cette direction.

— Et vous laissez faire ? L’ambassade n’a aucun droit de menacer des planeurs !

— Je ne laisse rien faire, Talasea. Les Unions ont forcé l’Astropostale à aménager cette zone d’exclusion. Elles assurent un tiers de notre financement annuel, je suis coincée.

— La statue est construite au beau milieu d’un espace naturel préservé. Comment c’est passé devant les commissions syndicales ?

— L’ambassade a découvert la seule aiguille rocheuse dénuée de végétation à mille kilomètres à la ronde, apparemment, elle serait composée de roche exotique, déposée par un impact de météorite, peut-être de provenance interstellaire. Il n’y a pas un seul lichen là-haut, et l’herbe évite la zone comme la peste. Ces empaffés des Unions ont construit la statue depuis un dirigeable, sans qu’un seul véhicule traverse la plaine. Dans le pire des cas, Kaj Mahev a dérangé quelques amibes. Pas de quoi monter un dossier. Notons que c’est bien la première fois qu’il s’installe quelque part sans massacrer tout le monde. »

Elke eut un sourire mauvais.

« Kaj Mahev n’est pas un héros, ça, je veux bien l’admettre, répliqua Isaac-Isabeau. Mais il vivait à une époque chaotique et sanglante. Il n’a fait que jouer selon les règles du Bas-Âge. Sans lui, l’Europe aurait mis des décennies à tomber.

— Et je suis censée en avoir quelque chose à faire ? Je suis Sélénite. Mon premier souvenir de la Terre, c’est un douanier expliquant à maman qu’elle ne peut pas débarquer de sa navette parce que mon grand-père a un jour balancé un caillou sur un représentant des Unions, ce qui fait d’elle une terroriste. Je me fous de vos héros, qu’ils soient des criminels ou non. Ce qui m’importe, par contre, c’est qu’un bureaucrate de New Delhi puisse décider du jour au lendemain d’aller souiller ma plaine avec une représentation monumentale d’un salopard à cheval.

— Personne n’a essayé de dégrader la statue ? demanda Tali. Elora est plus active que ça, d’habitude.

— L’ambassade patrouille les environs, on ne peut pas juste y aller à pied et balancer de la peinture. Des syndicalistes de Saraswati ont tenté une frappe aérienne, la saison dernière, ils ont expédié un missile de croisière depuis la Panthalassa. Citadelle l’a descendu au laser.

— Qu’est-ce qui est arrivé aux syndicalistes ?

– Rien. L’ambassade n’a pas donné suite, et les responsables ont plié les gaules avant de se faire arrêter par les autorités communales. Pourquoi s’embêter quand on a de l’artillerie pour protéger la statue ? »

Tali et Isaac-Isabeau assistèrent Elke pour aligner les planeurs sous le grand toit blanc du hangar, puis la formatrice ferma la porte.

« Bon, on se voit demain pour votre huitième tentative, Isaac-Isabeau ? Ou vous abandonnez ?

— Aucune chance.

— Oui, c’est ça, soupira Tali. Ne m’attends pas, je vais faire un tour sur l’aérodrome. »


Tali partit le long de la piste principale, qui courait sur deux kilomètres en direction du nord. Le crépuscule s’allongeait, et l’herbe scintillait de l’autre côté des barrières. Un jet d’entraînement feula au-dessus d’elle, effectua un demi-tour, puis se présenta à l’atterrissage. Les roues claquèrent sur le tarmac, et le jet s’arrêta avec cinq cents mètres de marge. Il s’agissait d’un Martin-Pêcheur, un biplace d’une grande simplicité, qui semblait retarder de cinq siècles et acceptait n’importe quel carburant. Tali avait appris à voler sur un tel engin : elle le savait docile. Bien que rapide, il possédait la douceur et la stabilité typiques des avions conçus pour les pilotes débutants. Contrairement à d’autres, l’Astropostale ne croyait pas dans les vertus de l’apprentissage à la dure.

« Hé ! Madame Talasea! » s’exclama l’apprentie qui venait de descendre du jet. Tout juste dans sa vingtaine, elle avait la peau verte des Mercuriens. Tali s’inclina.

« Je m’appelle Mina, voilà Mona. » L’apprentie désigna sa copilote, encore dans le cockpit, et deux fois plus verte qu’elle. « Elke nous a dit que vous aviez frôlé l’espace aérien de Citadelle. Vous inquiétez pas, c’est un peu un rite de passage, ici. Elke n’avertit jamais les nouveaux venus. Ma théorie, c’est qu’elle le fait exprès, elle veut déclencher un incident avec l’ambassade, juste pour les traîner devant un tribunal.

— Donc, elle vous utilise comme appâts.

— Oui. Mais c’est bon enfant.

— Jusqu’au jour où un planeur se fera découper les ailes au laser.

— Bof, j’y crois pas à leurs menaces. Mais si j’étais vous, je n’aborderais plus le sujet avec Elke. Elle déteste vraiment la statue.

— Je ne comprends pas pourquoi elle s’obstine. Nous sommes au milieu d’une plaine qui s’étend à perte de vue, et elle ne voit même pas Kaj Mahev depuis son bureau.

— J’en sais rien. J’ai jamais vu la Terre, qu’est-ce que j’en ai à faire d’un de leurs seigneurs de la guerre sorti de je ne sais où ? Mais le Bas-Âge était un vrai merdier. Peut-être que Mahev a mis le crâne des ancêtres d’Elke sur une pique. On sait jamais. »

Un hurlement sec s’empara de la piste. Tali baissa la tête alors qu’un drone à aile delta filait au-dessus de la tour de contrôle, en direction de la mer, son sillage saturé de vapeur d’eau.

« Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Tali.

— Oh, c’est Petite Rose ! Un des projets d’Elke, un drone-fusée, je crois qu’elle veut en faire un transporteur de courrier pour les planètes à forte gravité. Côté technique, ça marche bien, mais le pilote automatique a vu trop de films, il rêve de combats tournoyants ! Un jour, il a failli me couper les ailes. Bon, vous m’excuserez, il faut que j’aille aider Mina à refaire le plein.

— Vous repartez ?

— Non, mais Elke veut que les jets soient en permanence prêts à partir, des fois, elle nous fait décoller en urgence en pleine nuit, elle dit que ça nous habitue aux changements de plans de vol à la dernière minute.

— Vous êtes vraiment certaine qu’elle n’essaye juste pas de tuer ses apprentis ?

— Disons aux deux tiers certaine. Hé, regardez ! »

Un murmure traversa l’air. Des piliers verts fluorescents jaillirent des étoiles, raclant la plaine. Aux points d’impact, l’herbe s’éleva comme la foule d’un stade célébrant le vainqueur ; les individus les plus grands protégeaient les jeunes pousses du soudain afflux de lumière. Le remue-ménage cessa aussi vite qu’il avait commencé, mais Tali avait eu le temps de jauger la taille de cet éphémère surgissement : au point le plus haut, l’herbe s’était projetée à près de trente mètres du sol.

« Un autre projet d’Elke ? demanda Tali.

— Oui, c’est son satellite lidar. Elle l’emploie pour maintenir à jour ses cartes des plaines. L’herbe n’aime pas les impulsions laser, on ne sait pas trop pourquoi. Avec Mina, on a débranché le lidar de notre Martin-Pêcheur à cause de ça. Je n’ai pas envie de me faire descendre par des graminées, ça serait humiliant. Allez, bonne nuit ! Et vous inquiétez pas, Elke est pas méchante. Juste un peu rude. »


Avec la nuit se leva un vent froid venu de la mer, qui murmurait autour des superstructures du Courrier Sept. Le vaisseau-messager était posé à la verticale sur l’un des trois disques de bois ignifugé prévus à cet effet, non loin de l’olivier où se trouvait toujours la bicyclette. Isaac-Isabeau avait préparé une soupe dans la kitchenette ; si elle sentait bien la carotte, Tali était persuadée qu’iel avait employé des champignons et des exhausteurs de goût pour camoufler des topinambours. La carotte n’avait jamais été acclimatée sur Elora. Une histoire de sédiments.

« Trop de sel, dit Tali en finissant son bol. Tu ne rates jamais la soupe, Is. C’est la simulation, hein ? Elle te mine l’esprit.

— Elke est inquiétante.

— Oui, et pas seulement parce qu’elle est parvenue à t’hypnotiser avec ses idioties. Tu sais qu’elle utilise ses apprenties comme appât pour Citadelle ? Même si le laser n’est là que pour abattre les projectiles vraiment dangereux, c’est d’une rare indélicatesse pour une instructrice.

— Elke n’est hélas ni la première ni la dernière à agir de la sorte. Mon instructeur sur Terre voyait ses aspirants comme des petits bonhommes d’argile à modeler pour les mettre dans des petites cases. Toi, tu seras pilote de chasse, toi, tu seras pilote de bombardier d’eau… quand tu te mets à penser comme ça, c’est facile de considérer tes étudiants comme des pions pour asticoter une ambassade honnie.

— Et toi, tu étais censé·e devenir quoi ?

— Oh, j’avais les cheveux trop longs, une obsession pour les problèmes techniques mineurs, un talent pour les atterrissages sans piste, et un besoin d’ordre, alors la première semaine, il m’a dit : Isaac-Isabeau, tu seras pilote de transport. Il m’a aussi dit que je n’avais pas l’air assez viril pour piloter des vaisseaux.

— Et maintenant que tu pilotes un vaisseau de transport, il dit quoi ?

— Aucune idée, il est mort il y a cinq ans dans un crash, c’était même pas lui qui pilotait. Mais c’est drôle qu’on en parle maintenant, parce qu’il adorait Kaj Mahev. C’est un truc générationnel. Mes mamans, elles aussi, ont été élevées avec les sagas littéraires sur les seigneurs de la guerre du Bas-Âge.

— C’était de la bonne littérature, au moins ?

— Oui. Les Unions ont toujours eu de bons auteurs à leur service. Je ne sais pas quoi penser de Mahev. C’était un criminel de guerre, personne ne le nie, mais, sans lui, l’Europe ne se serait jamais libérée aussi tôt du nécrocapital. J’ai l’impression que je lui dois la vie. Sans l’invasion de l’Europe, sans les Unions, mes mères n’auraient jamais vu le jour, et mes grands-mères seraient mortes de peste ou de dysenterie. Bah. Cela me chagrine que Bulle soit en vacances sur Vyiranga. J’aurais bien besoin d’une de ses remarques acerbes pour me remettre les idées d’aplomb.

— En fait, je pense que je n’ai jamais pensé à Mahev, sauf le jour où on m’a parlé de lui en classe.

— Mesure ta chance de ne pas avoir à vivre au milieu des ruines… tu sais, je crois que je sais pourquoi l’ambassade a construit cette statue.

— Dis toujours.

— Quand Mahev a été blessé sur les murs d’Istanbul, ses soldats l’ont porté à sa mère, Evgenia. Elle lui aurait alors promis que, si le destin permettait aux Unions de s’extraire un jour de la Terre, il serait ressuscité dans des steppes éternelles, sous des étoiles inconnues des hommes. Mahev est mort peu après, le sourire aux lèvres. Et maintenant, il chevauche sous le soleil d’Elora.

— Qu’est-ce que cela t’inspire ?

— J’espère que la nuit lui est froide, mais les étoiles douces.

— Allez, Is. Essayons d’oublier le Bas-Âge, au moins pour ce soir.

— Oui. Essayons. »


Une brume dorée gonflait les rideaux de la cabine de Tali sur le Courrier Sept. Isaac-Isabeau bâilla en écartant une mèche de cheveux gris des tempes de sa compagne.

« Terre-Mère, c’est terrible… je vis avec une dame bleue d’outre-espace, et elle me rend tout dépravé… »

Tali déposa un baiser sur les lèvres d’Isaac-Isabeau.

« Vous voyez ? Ma maman m’a toujours dit de me méfier des beautés des Pléiades.

— Et que dit ton autre maman ?

— Fais donc le premier pas, mon enfant, ce n’est pas tous les jours que tu rencontreras une femme aussi bien. » Iel sourit. « Bon, d’accord, mère m’a dit cela il y a vingt ans, à propos de la fille du fermier d’à côté. Mais elle a toujours eu des mots très doux à ton égard.

— Elle a dit que mon pudding de riz était à tomber.

— Ce qui est vrai.

— Tu m’as donné la recette.

— Elle n’a pas à le savoir.

— Tu ne m’avais jamais parlé de la fille du fermier d’à côté.

— Elle s’appelle Josie.

— Oh, la Josie de Toulouse ?

— Celle-là même.

— Elle est devenue pilote, c’est ça ?

— Oui. J’ai déteint sur elle, il faut croire. En parlant de ça…

— D’agriculture ?

— Non, de pilotes. J’ai réfléchi cette nuit. Je crois que je peux réussir cette simulation. C’est juste une affaire de timing. J’ai la séquence en tête. Je vais lui montrer, à Elke.

— Un jour, Isa… un jour tu comprendras que je suis une sainte. »


Isaac-Isabeau avalé par le simulateur d’Elke, Tali se retrouva oisive et parfaitement dénuée de tout désir de se trouver du travail ; elle retourna marcher le long de la piste. Le ciel était dénué de nuages, le soleil haut, et les étreintes d’Isaac-Isabeau lui avaient laissé une chaleureuse sérénité dans le ventre. La nuit avait été une danse. Iels s’étaient à peine touché·es, laissant leurs monades tisser des liens invisibles entre elleux, faits de baisers furtifs et de plaisirs silencieux sous la lumière diffractée des étoiles. Maintenant, avec les Martins-Pêcheurs rugissant dans la brume matinale, la parabole tournée vers le grand vide et la fine courbe d’une fusée montant vers l’orbite depuis la mer, avec ces murmures froids de l’aérospatiale tout autour d’elle, les soupirs de minuit lui semblaient bien dérisoires. Peu importait. Elle les gardait tout près de son coeur.

Tali trouva la voiturette électrique d’Elke garée derrière un petit hangar isolé, qu’elle n’avait pas remarqué la veille. Poussée par la curiosité, Tali entra. L’instructrice était penchée sur un petit aéronef à l’air agressif. Tali reconnut le drone qui l’avait décoiffée la veille.

« Talasea! Ne vous approchez pas, s’il vous plaît, dit Elke, la voix étouffée par son masque respiratoire. Je suis en train de ravitailler la créature.

— Je serais curieuse de savoir avec quoi…

— Méthanol-hydrazine et peroxyde.

— Oh. Combien d’apprentis ont été frappés de combustion spontanée en présence de cette abomination ?

— Pour l’instant, aucun. Et croyez-moi, si je ne rechigne pas à provoquer l’ambassade de temps à autre, je n’entretiens aucun désir de faire cours à des petits tas de cendres. »

Tali battit prudemment en retraite jusqu’à la porte du hangar. L’hydrazine et le peroxyde d’hydrogène représentaient tous deux des mono-carburants plutôt banals, mais, combinés, ils formaient un couple hypergolique diabolique, inventé au tournant des guerres industrielles du vingtième siècle et promptement abandonné à cause de son apocalyptique instabilité. Ces éléments détonaient au moindre contact mutuel, garantissant une explosion catastrophique si le drone ratait son atterrissage, ou même si Elke avait la main un peu trop lourde au remplissage. Le contraste avec la placidité des Martins-Pêcheurs était frappant. Quel était l’objet de ce cirque ? S’agissait-il d’une déclaration politique ? Les Unions Populaires avaient ramené une icône du Bas-Âge sur Elora, donc l’Astropostale relâchait une antiquité de la Seconde Guerre mondiale dans ses cieux ?

« Est-ce que mon drone est un danger public ? Oui, dit Elke. Et alors ? Il y a des gens qui vont faire du saut à l’élastique sur des planètes à six gravités de pesanteur, d’autres qui vont skier sur des lunes glacées avec des crevasses de dix kilomètres de profondeur. Moi, je fais voler un drone qui pourrait me carboniser à chaque fois que je le ravitaille. Je vis sur une planète dont les habitants peuvent passer toute leur existence sans jamais avoir à se soucier de quoi que ce soit. Je trouve cette certitude terriblement ennuyeuse, donc j’ai fabriqué un drone démoniaque, mais qui a le don de m’amuser. Cela s’appelle la liberté, et il y a un gars qui le comprenait très bien. Kaj Mahev.

— Je ne suis pas certaine de vous suivre.

— Ouais, les manuels d’histoire des Unions Populaires oublient généralement cette partie-là de sa vie, mais Mahev n’est pas né soldat, vous savez ! Je sais que les conneries imprimées à Delhi disent que son père était un chevrier et sa mère une herboriste, qu’il a pris les armes à l’âge de seize ans pour défaire les impérialistes et répandre le socialisme, bla bla bla, qu’est-ce qu’on s’emmerde ! Mais la vérité est que Kaj Mahev est né avec une cuillère en argent dans la bouche. Son père était un magnat de l’opium, sa chère maman une concubine. Mahev aurait pu se vautrer dans le luxe jusqu’à la fin de ses jours, mais à vingt-cinq ans, il se tordait le ventre de dysenterie la nuit et exécutait les suppôts du nécrocapital le jour. Vous imaginez que c’est une histoire d’idéologie ? Ah ! Mahev ne croyait en rien, sinon lui-même ! Il s’est juste levé un jour et s’est dit : je suis jeune et en parfaite forme physique. J’ai beaucoup lu sur l’art du combat. J’adore cette demi-seconde où la lame de mon sabre détache la tête de mes ennemis de leur cou. Ma suite compte mille fusiliers, cinq chars d’assaut et deux cents cavaliers. Et si je devenais un seigneur de la guerre ? Pas parce que je dois venger ma famille ou une stupidité du genre, pas parce que le Bas-Âge est une époque sauvage, pas même parce que j’ai senti le vent tourner ! Non. Le fringant adolescent est devenu Kaj Mahev parce qu’il le pouvait, rien de plus, rien de moins. Parce que ça l’amusait. En fin de compte, la seule différence entre Mahev et moi, c’est que je n’ai jamais tué personne. »


Arrivé midi, Isaac-Isabeau n’était toujours pas ressorti du simulateur, et Tali, de guerre lasse, décida d’aller prendre le déjeuner avec les apprenties. Elle leur raconta des histoires de ses tournées, mais sans véritablement prêter attention à ce qu’elle disait. Kaj Mahev avait envahi son esprit. Les mots d’Elke lui avaient fait prendre conscience de la pauvreté de sa culture historique terrienne. Cette ignorance, elle le savait, était en partie volontaire. Vue depuis les Pléiades, la Terre était une cathédrale croulante, faite de demi-vérités, d’histoires à jamais inexactes et de propagande débridée, un temple de mensonges bâti sur les vestiges pourrissants du Bas-Âge, où les cités radieuses de Laniakea et des Unions ne pouvaient constituer que des emplâtres sur une jambe de bois. Kaj Mahev ? Mais qui était Kaj Mahev, sinon une ombre minuscule, écrasée par l’éclat bleu d’Alcyone et de Mérope ? Tali avait grandi entourée de formidables figures historiques, de Rani Spengler qui avait découvert le translateur, de Valys Alcyone qui avait téléporté sa station natale sur quatre cents années-lumière, des milliers de spationautes et d’explorateurs qui avaient bâti son île dans le ciel, et le Bas-Âge avait déjà pris fin depuis deux siècles. Tali Talasea était une enfant de l’âge cinétique, et jamais Kaj Mahev n’avait ne serait-ce qu’envisagé la possibilité de son existence.

Et au milieu des plaines mouvantes, un diable de bronze dressait son poing vers une étoile deux fois plus vieille que le soleil.


La bicyclette d’Isaac-Isabeau crissa ; iel s’arrêta net en face du tricycle de Mona, que Tali avait emprunté pour transporter son linge depuis le pressing de la station.

« Tal ! Tal ! J’y suis arrivé·e ! J’ai passé la simulation !

— Elke va être contente. Tu as jeté un sort à son ordinateur ?

— J’avais mal planifié mon approche ! Je plongeais trop tard, je me laissais trop d’espace ! La solution était de filer au ras du sol dès le départ, comme un missile ! Il m’a fallu neuf tentatives, mais ça a fini par marcher ! J’ai parcouru les vingt kilomètres à Mach 3, sans jamais voler plus de cinq mètres au-dessus des nuages !

— S’il suffit de te faire jouer au simulateur pour te rendre aussi heureuxse, je sais ce que je t’achète pour ton anniversaire…

— Désolé.

— Oh, tu sais… tu as passé deux jours à te mesurer à une simulation stupide inventée par une instructrice qui nourrit son drone avec un explosif concentré, et moi à me balader le long de la piste et à bavarder avec les apprenties. Nous sommes en vacances. Personne ne tient le score. Dis, tu saurais où est Elke ? J’adorerais voir sa tête.

— Aucune idée. Elle m’a félicité, a téléchargé les données de mon essai et s’est ruée vers sa voiturette. Je crois qu’elle doit réparer une de ses stations météo. Elle doit être dans la plaine.

— Tu comptes faire quelque chose de spécial, cette après-midi ?

— Je sais pas. J’ai la tête pleine comme un œuf. Je pensais faire un peu de planeur.

— Que dirais-tu d’une virée en Martin-Pêcheur ? J’ai envie d’aller vite. Et avec un peu de chance, on pourra aller asticoter Elke. »


De longues bandes de cirrus découpaient le ciel et recouvraient les ailes du Martin-Pêcheur avec des reflets glacés.

« Tu voulais aller vite, mais je trouve que ce zinc se traîne, grommela Isaac-Isabeau, assis·e derrière Tali, au poste du copilote.

— Is, je suis à peine aux deux tiers de notre poussée, je n’ai même pas engagé la postcombustion, et on va déjà à Mach 1, de quoi tu te plains ? C’est un avion d’entraînement, pas un chasseur.

— Je sais, mais tu entends ce grondement quand tu bouges légèrement la commande des gaz ? Ces moteurs veulent aller plus vite, je le sens, mets-leur un peu plus de poussée et tu effleures Mach 2 sans effort.

— Je commence à comprendre pourquoi Elke trouve que les pilotes qui persévèrent dans sa simulation sont des idiots…maintenant, chut, Is. Tu as passé deux jours à malmener un pauvre avion dans une tempête de la taille de la Terre. Laisse-moi profiter d’une machine placide. »

Tali glissa sur une aile et partit en vol inversé. Le Martin-Pêcheur protesta quand elle lui demanda un peu plus de vélocité, et sa réaction lui sembla parfaitement saine. Il devait être presque impossible de faire subir une vrille à plat ou une extinction de moteur à cet engin, même en volant n’importe comment. Elle repartit en vol normal et descendit juste sous la vitesse du son, avant de sortir la radio de veille.

« Tali pour l’aérodrome, vous m’entendez ? demanda-t-elle sur la fréquence de l’Astropostale.

— Hé, c’est Mina dans la tour de contrôle, je vous entends !

— Une idée d’où a bien pu aller Elke ? J’aimerais lui dire bonjour.

— Euh, je l’espionne pas, mais je crois qu’elle a chargé le drone dans sa voiturette…comme on n’a pas observé d’explosion, ça veut dire qu’elle est restée sur la piste. Vous verriez pas un nuage de poussière, vers le nord ?

— Si, nord-nord-est, répondit Isaac-Isabeau.

— C’est la seule route de la plaine, elle mène vers la station météo.

— Et qu’est-ce qu’Elke pourrait bien y faire avec son drone ?

— Ah, ça, je ne suis pas dans le secret des dieux. »

Tali perdit de l’altitude et aligna le Martin-Pêcheur avec la piste. Après une trentaine de kilomètres, elle finit par rattraper la voiturette d’Elke ; alors, elle ralentit à nouveau et fila à trois cents kilomètres-heure au-dessus de l’instructrice.

« Elle a l’air fâchée ! dit Isaac-Isabeau en se retournant. Elle nous fait un bras d’honneur !

— Quelle classe.

— En même temps, lui passer au-dessus comme ça n’était pas non plus bien élégant…

— Elle m’a volé ma compagne pendant deux jours, j’ai le droit à une petite revanche.

— Euh, Tal, elle vient de décharger le drone. » Une étincelle éclata dans un coin de l’oeil de Tali. « Il est en l’air ! »

Tali effectua un large demi-tour sur son aile et repartit en direction d’Elke. Le drone grimpa à la verticale, puis déplia sa dérive et descendit pour coller au sol, accélérant sur un vecteur plein ouest. Tali accéléra à Mach 1 et suivit ; elle voulait observer la créature en action.

« Tal, fais gaffe, dit Isaac-Isabeau. On est pas loin de la statue. »

Une tonalité stridente résonna à la radio.

« Ici Citadelle pour le jet de l’Astropostale. Vous venez d’entrer dans un espace aérien contrôlé par l’ambassade des Unions Populaires sur Elora. L’approche de la statue de Kaj Mahev est strictement interdite. Veuillez faire demi-tour.

— Bien reçu, bien reçu ! On fait demi-tour, protesta Tali.

— Oh. Oh ! s’exclama Isaac-Isabeau.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Les rochers ! Regarde les rochers ! »

Tali descendit son regard vers la plaine.

« Qu’est-ce qu’ils ont ?

— Je les reconnais ! Les formes, la géométrie, la disposition ! Les nuages, Tali ! Les nuages dans la simulation d’Elke correspondent exactement au relief de la plaine !

— Tu en es sûre ?

— J’ai passé douze heures, là-dedans !

— Les nuages n’étaient pas animés ?

— Non. C’étaient les mêmes à chaque essai ! »

Le drone accéléra et se stabilisa à cinq mètres au-dessus du chaos rocheux. La vivacité de ses évolutions le rendait difficile à suivre à l’œil nu, et le radar du Martin-Pêcheur échouait à le voir.

« Tali, colle à ce drone ! »

Elle plongea vers le sol et engagea la postcombustion ; le Martin-Pêcheur franchit Mach 2 alors qu’un éléphant s’asseyait sur le ventre de Tali.

« Citadelle à jet, veuillez réduire votre vitesse ! Citadelle à jet, veuillez réduire votre vitesse !

— Ici Isaac-Isabeau Mansour, pour Citadelle ! Je suis un·e envoyé·e stellaire de l’Astropostale, écoutez-moi ! Vous avez un drone à moteur-fusée qui se dirige vers vous à deux fois la vitesse du son ! Je répète…

— Citadelle, négatif, pas de contact radar. Réduisez votre vitesse et sortez de la zone d’exclusion.

— Mais sortez de votre bunker et regardez dehors, bon sang !

— Citadelle, négatif, négatif, réduisez votre vitesse et sortez de la zone d’exclusion. Nous avons mis un laser en batterie.

— On doit avoir affaire à un système automatique, dit Tali.

— Oui, il n’y a personne à la statue, et le drone est masqué par les échos radars des roches, il vole trop bas pour se faire détecter ! C’est pour ça qu’Elke m’a imposé un plafond aussi bas dans la simulation !

— Depuis quand les systèmes de défense antiaérienne se laissent avoir par une astuce aussi simple ?

— Tu penses que les syndicats elorains permettraient aux Unions de déployer du matériel moderne pour protéger leur statue ? Cette Citadelle doit être une antiquité sortie de je ne sais quel surplus ! Elle est stupide, aveugle, et Elke se joue d’elle ! File-moi les commandes !

— Que veux-tu faire avec ?

— Je vais rattraper le drone et lui donner un coup d’aile avant qu’il ne prenne trop de vitesse !

— Je refuse. Il va t’exploser à la figure au premier contact. Il carbure à l’hydrazine et au peroxyde.

— Tali, on peut pas laisser filer cette machine ! Elle va percuter avec…je sais pas combien de litres dans le réservoir, mais Kaj Mahev ne survivra pas.

— Tu tiens tant que ça à cette statue ?

— Je m’en fous ! Mais je me suis fait manipuler comme une imbécile ! Et mon honneur de facteurice, ça, j’y tiens !

— D’accord. » Tali bascula la commande de poussée en butée et prit le drone en chasse, sans parvenir à rattraper la chandelle dorée.

« Citadelle à jet de l’Astropostale, veuillez… »

Elle coupa le canal radio.

« Is, est-ce que nous avons un lidar à bord ?

— Oui, dans la sonde de nez !

— Allume-le et dirige son faisceau à pleine puissance sur le chemin du drone ! »

Isaac-Isabeau acquiesça.

« Lidar allumé. J’illumine le sillage du drone, ou…

— Non, envoie devant lui. »

Isaac-Isabeau pressa la gâchette de son manche à balai. Une constellation d’éclats verdâtres apparut sur l’axe de mouvement du drone, juste en avant de son nez acéré, alors qu’il manœuvrait pour contourner une aiguille de basalte. Les herbes se levèrent avec la soudaine détermination d’une horde de commandos végétaux ; une ombre épaisse se dessina au sol, formant l’aiguille d’une montre pointée sur Kaj Mahev. Le drone effectua une brutale ressource pour éviter l’armée de graminées et grimpa jusqu’à vingt mètres. Un éclat de laser bleu-vert cligna dans la brume de chaleur. L’aile droite du drone se détacha, coupée net à sa jonction avec le cockpit, le fuselage se retourna, bascula sur le dos, et un soleil miniature occulta la statue. La détonation annihila l’essentiel de l’aéronef : ne subsista qu’une douche de débris noirs, qui furent emportés par la lente rétractation de l’herbe.

Tali glissa sur son aile et déroba en direction de la base de l’Astropostale, aussi vite que son Martin-Pêcheur le pouvait. Elle remit un instant la radio et n’entendit qu’un flot ininterrompu d’insultes électroniques. Évidemment. Pourquoi avoir espéré recevoir de la gratitude, de la part d’un canon air-sol ?

« Is, tu peux dire à Mina et Mona qu’on rentre ? Je ne pense pas qu’Elke osera se montrer. »


Un hypersonique aux couleurs blanc-bleu des Unions Populaires venait d’atterrir sur la piste de l’Astropostale. Quand Tali sauta hors du Martin-Pêcheur encore chaud, elle se retrouva nez à nez avec les uniformes gris et les turbans bleus d’une paire d’attachés de l’ambassade. Les réacteurs de leur machine fumaient dans le vent froid du crépuscule ; elle devait venir de Pasargan, le grand port international du nord du Nord de la Terre de Parvati. Combien d’équivalents-salaires les attachés avaient-ils brûlés en carburant pour venir s’enquérir de l’état de leur chère statue ? Si la voiturette d’Elke était garée au pied de la tour de contrôle, l’instructrice avait disparu. Mina, Mona et les autres apprenties attendaient à l’abri d’une barrière de sécurité, pressées comme des écolières devant une bagarre de cour de récréation.

« Maîtresse Talasea, dit le plus âgé des attachés. Madame Elke s’est retranchée dans la tour de contrôle et refuse de répondre à nos questions. Elle est bien entendu dans son droit, en tant que citoyenne d’Elora, mais votre compagne est une citoyenne des Unions, et nous avons toute autorité pour…

— Je suis avant tout une envoyée stellaire de l’Astropostale. Il n’y a rien à dire. Ce n’est qu’un regrettable incident.

— Vous avez piloté un Martin-Pêcheur dans un espace aérien interdit.

— Nous avons averti votre système de défense antiaérienne que nous poursuivions un drone, répliqua Tali. Nous n’avons reçu aucune réponse.

— Le drone en question a été lancé par madame Elke. Citadelle a repéré la mise à feu, juste à côté de son véhicule.

— Citadelle a aussi enregistré notre trajectoire, n’est-ce pas ? insista Isaac-Isabeau. Madame Elke testait son drone, et nous l’assistions depuis le ciel. Le système de navigation inertielle a subi une avarie et le drone est parti vers la statue au lieu de suivre son plan de vol. C’est un engin postal conçu pour livrer le courrier dans des conditions extrêmes, il volait trop bas et trop vite pour que Citadelle ne le repère une fois le décollage passé. Comme le drone ne répondait pas à nos sollicitations, nous n’avons eu d’autre choix que d’agiter l’herbe pour le forcer à prendre de l’altitude et ainsi s’exposer au feu de votre laser. J’admets que nos actions ont été un peu hâtives, mais, encore une fois, Citadelle était aveugle et le drone contenait suffisamment de carburant pour…enfin, vous avez vu l’explosion. Voilà toute l’histoire, attaché. Je pense que vous nous en devez une.

— Il y aura une enquête, répondit l’attaché après un silence. Nous vous demanderons de répéter votre témoignage, sous serment.

— Et je le ferai de bonne grâce. Merci, camarade. Je vous souhaite un bon retour à Pasargan. »


La nuit était jeune. Dans la pénombre du bureau, la cigarette d’Elke brillait comme une goutte de bronze fondu.

« Vous deux êtes redoutables dans un cockpit, on vous l’a déjà dit ? J’aurais dû attendre que vous n’alliez voir ailleurs, mais quand vous m’avez survolée, j’ai vraiment cru que vous m’aviez percée à jour. Je me suis dit, fichu pour fichu, autant y aller...

— Je vous ai évité une conversation très désagréable, dit Isaac-Isabeau.

— C’est vrai, et je vous en remercie, mais vous auriez tout aussi bien pu me livrer aux attachés…ils n’auraient pas eu de preuve. Vous savez pourquoi j’ai mis au point tout ce cirque, alors que j’aurais pu calculer tout ça sur mon ordinateur ? Parce que, si ces crétins auraient mis mon bureau sens dessus dessous, ils n’auraient jamais pensé à saisir un simulateur pour apprentis. Et j’ai un excellent avocat. Au fait. Vous étiez deux dans ce Martin-Pêcheur. Je comprends la réaction d’Isaac-Isabeau, mais vous, Tali ? Kaj Mahev n’est rien pour les Pléiades. À moins que vous n’ayez été qu’une passagère dans cette petite excursion ?

— Vous avez utilisé Isaac-Isabeau, c’était suffisant à mes yeux. Comment saviez-vous qu’iel allait réussir la simulation ?

— Je n’avais aucune certitude, mais son profil psychologique indique une tendance obsessionnelle, je me suis dit qu’avec un peu de chance, iel y retournerait jusqu’à effectuer l’intégralité du trajet. » Elke secoua sa cigarette. « Je vous ai eu, vous m’avez eu, un point partout. Et Mahev est toujours intact. La prochaine fois, je m’assurerai de recevoir le consentement de mes complices. Et que vous soyez le plus loin possible d’Elora. Allez, dégagez. Je veux fumer en paix. »


Les étoiles tombaient dru sur la proue du Courrier Sept ; l’herbe bruissait, de l’autre côté de la clôture.

« En vrai, Isa, de toi à moi, sans l’éthique de l’Astropostale, pourquoi est-ce que tu n’as pas dénoncé Elke à l’ambassade ? demanda Tali alors qu’elle dépliait l’échelle de la soute.

— Et toi, pourquoi tu m’as aidé à stopper le drone ?

— Tu es très sexy quand tu joues au pilote de chasse.

— C’est quoi, cette réponse ?

— Considère une version plus sincère : je suis une créature terriblement romantique, j’ai lu trop de romans d’aventures, je n’aime pas quand on nous manipule, et je n’apprécie pas plus que les superpuissances ne gagnent. Rien de bien compliqué.

— Alors, nous sommes deux à être simples. Et je suppose que cela fait de moi une mauvaise patriote.

— Sans doute. On mange quoi, ce soir ?

— Il nous reste de la soupe. »

Tali regarda vers le ciel. La Voie lactée y régnait en maîtresse : un archipel lumineux qui émergeait du plus sombre des océans.

« Allez. On devrait partir. »

FIN

Illustration DIA/Edward L. Cooper - domaine public