La poste des Cinq Soleils
Sur le mur derrière la Maîtresse de Poste figuraient cinq étoiles, dont les noms étaient écrits en arabe et en sanskrit, la langue des intelligences artificielles : la naine brune d’Outrenoir, la naine jaune de Kollontai, la naine rouge de Silène, la naine blanche du Repos de Sauveterre et la naine orange de Typhon. Cinq fragments d’humanité dispersés dans le halo galactique, à cinq mille années-lumière du Soleil et deux mille années-lumière au-dessus du plan de la Voie lactée, une île dans le ciel. Ainsi égarée au milieu du cosmos, la Maîtresse de Poste portait la tunique violette des facteur·ices comme une prêtresse trithéiste sa chasuble.
Isaac-Isabeau était bien placé·e pour savoir que, à la frontière de l’espace humain, les institutions chargées d’acheminer le courrier représentaient bien plus que des services publics. Dans les Cinq Soleils, la poste devait être une religion civique, et la Maîtresse de Poste sa grande hiérophantesse. Que devait-elle, alors, penser d’Isaac-Isabeau et de sa compagne, Tali Talasea ? De ses pièces rapportées venues en catastrophe gonfler les rangs de son service ? Que pouvait-elle bien lire en elleux ? Dans la combinaison de vol d’Isaac-Isabeau, elle devait voir les multiples vaisseaux-cargo interlopes sur lesquels iel avait commencé sa carrière de pilote, et que dire de son ethnicité ? La Maîtresse de Poste était-elle suffisamment familière de la Terre pour l’identifier comme un enfant des Unions Eurasiennes, né·e à la frontière entre l’Afrique et l’Europe ? C’était peu probable. Pour les résidents des îles dans le ciel, la Terre restait une chose molle et étrange, vaguement honteuse, dont la majorité des quatre milliards d’habitants ne verraient jamais un autre soleil que le leur, et il était difficile à Isaac-Isabeau de s’inscrire en faux face à cette implacable vérité. La Terre ignorait l’espace et l’espace ignorait la Terre. Quant à Tali, avec ses yeux bleus, ses cheveux noirs et sa peau océane, cette inhumanité feinte dont elle aimait à jouer, elle devait être plus simple à identifier comme une fille d’Alcyone ou de Mérope ; mais la Maîtresse de Poste connaissait-elle la distinction entre l’image publique des Pléiadiennes, empreinte d’exotisme facile, et la quiétude inquiète de la navigatrice ?
La Maîtresse de Poste se pencha, et Isaac-Isabeau attendit avec anxiété qu’elle émette un reproche.
« Où est donc votre mécanicienne ? demanda-t-elle. Le Courrier Sept a besoin de trois membres d’équipage. »
Tali sortit un papillon autocollant de sa poche et le disposa sur le bureau. Un avatar aviaire — deux grands yeux contenus dans un triangle équilatéral — apparut à sa surface et agita le bec en direction de la Maîtresse de Poste.
« Bulle est une intelligence artificielle, dit Isaac-Isabeau.
— Je crains que la centrale électrique du Courrier Sept ne soit pas suffisamment puissante pour l’accueillir.
— Bulle est un buisson, pas un serveur, trancha Tali. Tout ira bien.
— Si vous le dites, je vous crois. Puis-je vous poser une question ? J’ai demandé à ce que l’Astropostale m’envoie des postiers intérimaires, le temps que je remette mon service sur pied, et je les ai obtenus, mais je m’attendais à recevoir des préposés du bureau de Mundis, ou d’une autre île dans le ciel, pas des fonctionnaires venant du cœur de l’espace humain. Vous avez voyagé pendant trois mois pour arriver ici, pourquoi ? Autant que je sache, l’Astropostale ne peut pas forcer ses employés à accepter un poste…
— Nous sommes très familiers des messagers légers, comme le Courrier Sept, répondit Isaac-Isabeau.
— Oui, ce ne sont pas des vaisseaux très rares. Vous savez qu’on en a une petite flottille sur Eau-de-Pluie ? Un cargo transstellaire les a largués il y a quelques années, je pense qu’ils ont été braqués, mais personne ne les a jamais réclamés, alors je me retrouve avec douze bibelots qui prennent la poussière. Si vous voulez voler sur un messager léger, je vous en prête volontiers un. Ou deux. Ou dix.
— Il n’y a rien de compliqué ! protesta Tali. Un poste était ouvert et nous nous sommes portés volontaires, rien de plus, rien de moins.
— Je ne vous crois pas, mais ce n’est pas grave. Vous verrez, le service des Cinq Soleils a sa manière bien à lui de révéler l’âme des postiers… je vous confie le Courrier Sept et j’accepte le contrat avec l’Astropostale. Vous avez des questions ?
— Non.
— Parfait. Allez donc boire un thé au bar, je termine la paperasse. »
Ainsi les facteurices quittèrent le bureau de poste et entrèrent dans l'espace habitable de la station Eau-de-Pluie...
Le bar communautaire de la station Eau-de-Pluie, le port principal de Typhon et siège de la poste, se présentait sous la forme d’un petit établissement tubulaire niché dans la latitude médiane de la surface interne. Le guide des Cinq Soleils, qu’Isaac-Isabeau avait emprunté sur le bureau de la Maîtresse de Poste en partant, indiquait qu’Eau-de-Pluie avait été assemblée autour de Jupiter et avait commencé son service comme relais d’espace profond, envoyé dans le Bras de Persée pour servir de halte à une vaste expédition transgalactique. Ladite incursion, trop enthousiaste et mal préparée, avait fait long feu bien avant de dépasser le Bras d’Orion, et ainsi Eau-de-Pluie était restée avec son équipage, perdue au milieu du grand rien. En levant le nez, Isaac-Isabeau pouvait constater la simplicité de la station : Eau-de-Pluie se constituait d’une sphère de cinq cents mètres de diamètre, taillée dans un astéroïde évidé et en rotation sur elle-même. Un millier d’habitants résidaient sur la face interne. La gravité centrifuge était équivalente à un tiers de celle de la Terre, qu’Isaac-Isabeau savait être confortable pour Tali, mais un peu trop bas pour iel.
Tali et Isaac-Isabeau poussèrent le rideau du bar, qui était presque vide, s’assirent dans la chaleur ambrée de ses lanternes et commandèrent un thé à un drone poussif. Une fois la machine revenue avec les tasses commença la délicate opération consistant à verser le breuvage sans l’éparpiller, ce qui nécessitait d’évaluer la force de Coriolis pour éviter que la rotation centrifuge ne conduise à la catastrophe. Isaac-Isabeau laissa volontiers la tâche à Tali, qui était née dans un cylindre de trente kilomètres de long et maîtrisait ces jeux vectoriels depuis sa plus tendre enfance. Elle s’en sortit sans la moindre anicroche, inclinant la théière juste assez pour que le filet de thé se courbe jusqu’à atteindre les tasses. Le drone revint. Sa voix était lasse et ses tentacules traînaient sur le parquet immaculé. Isaac-Isabeau se dit qu’il devait être l’avatar d’une quelconque intelligence artificielle.
« Alors, vous êtes nos nouveaux postiers, il paraît ? demanda le drone.
— Nous ne sommes pas encore à bord de notre vaisseau, tempéra Isaac-Isabeau.
— J’espère que vous trouverez notre île dans le ciel à votre goût. C’est bien qu’on ait à nouveau des postiers. Les sondes-messagères font le travail, bien sûr, mais, quand il s’agit d’effectuer un atterrissage un peu périlleux, il n’y a plus personne.
— Qu’est-ce qui est arrivé aux précédents postiers ? Iels venaient d’où ?
— On avait un contrat avec une petite coop-com martienne, la Poste de Pavonis Mons. Je pense, hélas, qu’iels ne reviendront pas à la charge.
— Pourquoi ?
— La Maîtresse de Poste ne vous a rien dit, hein, cette vieille pie ! Les précédents postiers se sont écrasés sur Silène. Paf. Perte de trajectoire à l’atterrissage, impact à sept fois la vitesse du son.
— Et ils sont…
— Encore là-bas, sur le glacier de Leng, à dix mille mètres d’altitude. En un bon million de morceaux. Je ne sais pas comment le dire autrement. Kaput. Éparpillés. Rideau. » Le drone agita un tentacule pour former ce qu’Isaac-Isabeau estima être l’approximation d’un haussement d’épaules. « Désolé. Mais voilà l’arithmétique sous laquelle vous opérez, désormais : notre île dans le ciel dévore les postiers. Si vous voulez repartir, le prochain transporteur transstellaire arrive dans six mois. »
Cette possibilité, se dit Isaac-Isabeau, ne l’avait même pas effleuré·e.
« Allez, annonça Tali en terminant sa tasse. Allons voir le Courrier Sept. »
Les silos d’amarrage d’Eau-de-Pluie se trouvaient dans les cratères de la zone équatoriale, sur la face externe ; Tali et Isaac-Isabeau les atteignirent à l’aide d’un tramway qui les mena jusqu’aux hangars creusés dans les parois e l’astéroïde. Le fer abondait sur Eau-de-Pluie, et les surfaces exposées avaient eu tout le temps de rouiller depuis l’excavation initiale ; elles projetaient des ombres sanglantes là où la lumière des lanternes ne pouvait entrer. Une ingénieure dériva dans la direction des postières dès qu’iels furent descendu·es du tramway. Deux symboles ornaient sa combinaison de vol : d’un côté, les barres d’argent des Cinq Soleils, et, de l’autre, le croissant inversé des Communes Sélénites. Qu’est-ce qu’une enfant de la Lune pouvait bien faire ici, à cinq mille années-lumière de son terrain de travail habituel ? En lui serrant la main, Isaac-Isabeau sentit la Sélénite se crisper et se demanda si elle n’était pas simplement en quête d’espace. La Lune, pour aussi accueillante qu’elle fût, n’en était pas moins bien trop peuplée.
« Hé, dit la Sélénite dans un arabe châtié. Je m’appelle Artémis. Et je viens de la Lune. Oui, c’est très drôle, mes parents sont des imbéciles. J’ai déjà installé Bulle dans la baie de chargement, je l’aime bien, elle ne mobilise pas beaucoup de puissance électrique, et elle ne m’embête pas avec des questions indues. D’où est-ce qu’elle vient ?
— Elle a émergé dans un pilote automatique.
— Je me disais bien… bon, j’ai parcouru vos fiches de poste, je n’ai pas grand-chose à vous apprendre, vous êtes largement qualifiés. Le Courrier Sept est en parfait état, je viens de refaire la peinture. »
Artémis claqua des doigts et le silo le plus proche s’ouvrit pour révéler le vaisseau-messager. Le Courrier Sept mesurait quarante mètres de haut. Sans sa coque externe, pensa Isaac-Isabeau, il aurait été des plus hideux : une raffinerie mobile composée d’un cockpit hexagonal, d’une section cylindrique centrale et d’un moteur en forme de prisme flanqué d’une série de réservoirs d’hydrogène liquide. Le revêtement extérieur en sauvait l’esthétique. Tendu de la proue vers la poupe, il formait une jupe lisse, taillée en flèche et fendue par trois ouvertures à mi-hauteur permettant le déploiement d’autant de dissipateurs thermiques. Entièrement bleu, à l’exception d’une paire d’yeux blancs à l’avant, le Courrier Sept arborait ainsi l’élégance affûtée d’un engin de course.
« Donc voilà, dit Artémis sur le ton qu’on aurait employé pour vendre un tracteur dans une foire terrienne. La créature. Elle est habilitée à transporter jusqu’à dix personnes et cent tonnes de charge utile. Quand je l’ai récupérée, elle était équipée d’un moteur à fission poussif, mais je l’ai remplacé par un moteur Lazward.
— Propulsion par arcjet à micro-ondes alimenté par des batteries supraconductrices, et une fusée à azote métastable pour les décollages planétaires, compléta Isaac-Isabeau. Je connais le modèle. Peu conventionnel et assez gourmand en jours de maintenance, mais le retrait du blindage du réacteur allège le vaisseau de presque deux cents tonnes, et le centre de masse est plus près du centre géométrique, ce qui augmente la précision des translations. Lent, mais précis. J’ai piloté bien pire.
— Bon. Je vois que j’ai affaire à des experts. Je vous laisse les clefs.
— Les quoi ? »
Artémis soupira.
« Laissez tomber. Vos données biométriques ont déjà été enregistrées par la Maîtresse de Poste, le vaisseau vous ouvrira si vous lui parlez poliment. J’ai un accord de maintenance avec le bureau de poste d’Eau-de-Pluie, qui vous permet de faire réparer ou remplacer les modules défectueux sans avancer de frais ni même faire un avenant, dans la limite du raisonnable. Vos bagages sont à bord. J’ai aussi deux livraisons pour vous. Voilà le manifeste de transport. Considérez ça comme votre première tournée. »
Artémis tendit un lutrin à Tali, qui le parcourut.
« Un chargement d’orchidées pour une station minière et un colis au contenu non spécifié, destiné à un avant-poste lunaire non enregistré ? C’est quoi ce bazar ?
— Je sais pas, je suis pas postière, moi. Mais bienvenue dans les Cinq Soleils. »
Comme tous les vaisseaux spatiaux, le Courrier Sept était organisé selon un plan vertical, le plancher de chaque compartiment disposé perpendiculairement à l’axe de poussée. Quand iel entra dans le cockpit, Isaac-Isabeau se trouva immédiatement en territoire familier. La proue ne possédait pas de fenêtres et employait à la place une série de panneaux de réalité augmentée, alimentés par des caméras externes. La navigatrice était assise à côté du pilote, comme sur un avion de l’âge industriel. Isaac-Isabeau ne trouva ni écran tactile ni boutons haptiques ; à la place, on commandait au Courrier Sept avec des manches à balai, interrupteurs, et autres protubérances analogiques. Parfait. Isaac-Isabeau n’avait jamais fait confiance aux interfaces numériques, trop vulnérables aux pannes et impossibles à contrôler sans détacher son regard des instruments. Iel flotta jusqu’au siège du pilote et bascula l’interrupteur principal. Les panneaux s’allumèrent, dispensant la lumière rouge du silo jusque sur les arêtes de la coque interne. L’avatar de Bulle apparut dans un coin.
« Salut. Le vaisseau est prêt. Nous sommes sur batterie et parés au départ.
— Navigatrice dans le cockpit », annonça Tali en refermant le col de sa tenue de vol et en flottant vers son poste. Elle se sangla, puis ouvrit la radio à ondes courtes. « Ici Tali Talasea, sur le Courrier Sept, pour le contrôle d’Eau-de-Pluie. Nous sommes chargés et parés à la sortie, je demande une autorisation d’ouverture du silo pour décollage immédiat.
— Eau-de-Pluie à Courrier Sept, répondit la voix séraphique d’une opératrice. Je vous reçois très bien. La Maîtresse de Poste vient de nous faire parvenir un plan de vol avec deux destinations, vous êtes autorisés à partir à votre convenance, moteurs principaux éteints, manœuvre sur propulseurs uniquement.
— Merci, Eau-de-Pluie. On purge le silo de son atmosphère. Amarres repliées, sas ouvert, le Courrier Sept est paré.
— Est-ce que la navigatrice veut mener le départ ? demanda Isaac-Isabeau.
— La navigatrice accepte de mener le départ, transfert des commandes sur siège arrière. »
Tali prit la manœuvre et guida le Courrier Sept hors de son silo dans un fin sillage d’azote liquide, exhalé par les propulseurs latéraux.
« Vélocité stabilisée à dix mètres par seconde, le Courrier Sept quitte la coque. »
Eau-de-Pluie suivait sa lente orbite en tirant derrière elle une légion de dissipateurs thermiques filiformes, qui brillaient comme les cheveux de bronze d’une déesse endormie. Le croissant océanique de Typhon emplit rapidement le cockpit ; quelques étoiles scintillaient dans le quart de firmament laissé libre par la géante gazeuse. Bulle se fit un nid dans un coin des écrans et laissa son bec poindre au-dessus d’une interface radar, où Tali projeta une carte stylisée de Typhon et de ses soixante-sept lunes, centrée sur un point doré représentant Eau-de-Pluie.
« Notre destination la plus proche est Port Titania, une station minière installée sur un planétoïde, à quatre millions de kilomètres. Je suggère une trajectoire directe. Nous aurons besoin de trente minutes de poussée pour atteindre la vélocité relative de Titania, puis nous effectuerons une translation. Je demande l’approbation du pilote.
— Lae pilote approuve. Tout va bien, Bulle ?
— Le vaisseau est confortable. Un peu étriqué, mais je vais m’y habituer. C’est toujours mieux qu’un cargo transstellaire.
— Ah, ça… je déploie les dissipateurs thermiques. »
Isaac-Isabeau poussa un bouton et trois radiateurs sortirent des fentes de la jupe comme autant de lames rectangulaires. Le Courrier Sept était encore froid, et les surfaces métalliques ne luisaient pas. Au-delà de leurs arêtes, la sérénité de l’espace était absolue.
« Hé, Is, dit Tali.
— Oui ?
— Arrête de torturer ton manche à balai. Tout va bien. Tu n’es pas là par hasard.
— Je sais. Je sais.
— Concentre-toi sur le vaisseau. Bulle, où en est-on ?
— Nous sommes à cinquante kilomètres d’Eau-de-Pluie et hors de sa zone d’exclusion, paré à déclencher les moteurs principaux.
— J’égalise le vecteur de direction avec Titania. »
Isaac-Isabeau pointa la poupe en direction du planétoïde, invisible à cette distance, mais que Tali avait entouré d’un réticule. Au début du deuxième âge spatial — deux siècles avant le départ d’Eau-de-Pluie pour les Cinq Soleils —, il aurait fallu plusieurs jours au Courrier Sept pour franchir l’abîme le séparant de Titania ; mais, en dépit de la faiblesse de son moteur, il possédait un outil dont ses ancêtres n’avaient pu rêver. Au cœur de la coque, près du centre de gravité, reposait l’hypercube cristallin d’un translateur capable de susciter un déplacement sans mouvement.
« Ok pour direction. J’égalise nos vélocités relatives. »
Isaac-Isabeau bascula la commande de poussée et le moteur Lazward s’alluma. Une pompe injecta de l’hydrogène liquide dans la chambre de combustion, où un arc électrique le vaporisa, puis le champ magnétique des tuyères comprima la masse de réaction ainsi surchauffée en une cloche longue d’un demi-kilomètre. Le Courrier Sept se mit en mouvement avec une délicate lenteur ; il lui fallut une heure pour réduire le différentiel de vitesse avec Titania à zéro.
« La navigatrice prend la manœuvre », annonça Tali en tournant une clef. Un murmure mélodieux remonta à travers la coque. « Translateur sous tension. »
L’ordinateur de navigation cliqueta en calculant le saut. L’opération lui prit cinq secondes ; les faibles distances et vélocités impliquées rendaient l’algèbre triviale.
« La navigatrice demande au pilote l’autorisation de translater.
— Je la lui donne pour toute la durée de notre service dans les Cinq Soleils.
— Sur quel motif ?
— Répartition des responsabilités dans le couple.
— Cela me va. Je translate. Inshallah. »
Talasea découvrit le bouton de translation et le pressa. Les baies de réalité augmentée s’éteignirent, le cockpit passa en éclairage de nuit et le Courrier Sept vibra.
Désintégration.
Au bout de sa langue, Isaac-Isabeau perçoit le goût salé d’un ancien océan.
Réintégration.
Quatre millions de kilomètres plus loin et une milliseconde plus tard, le Courrier Sept réapparut dans l’espace proche de Titania ; le cockpit fut brièvement saturé par un afflux de lumière décalée vers le bleu sous un puissant effet Doppler. Les baies se rallumèrent. Le pôle nord de Typhon brillait en contrebas, et un essaim de tempêtes y faisait honneur au nom de la géante. Le planétoïde de Titania, lui, était une masse irrégulière de régolithe, bisectée par des lignes d’extraction de minerai et grignoté par des raffineuses mobiles. La station elle-même se constituait d’une sphère remplie de verdure et contenue dans deux anneaux d’appontage. Quatre dissipateurs thermiques en rayonnaient, dessinant les pétales d’une gigantesque fleur. Le Courrier Sept traversa un essaim de diligences : des drones miniers réduits au strict minimum, dont la coque était faite de glace d’eau et la propulsion assurée par des moteurs Lazward miniatures. Isaac-Isabeau pensa à une horde de mouettes écrasées par une presse hydraulique.
« Il n’y a certainement pas d’équipage dans ces bestioles, et personne ne répond à mes appels, dit Tali. Pourtant, Titania semble être en parfait état de fonctionnement. Ah, j’ai une autorisation d’appontage. Elle vient d’une balise automatique. On y va ?
— Je commence la manœuvre sur les propulseurs. »
Isaac-Isabeau poussa le Courrier Sept en direction de l’anneau extérieur ; une paire d’amarres magnétiques stabilisa le vaisseau, puis un sas flexible le connecta à la station.
« Et toujours pas de message, râla Bulle. Je propose qu’on largue les orchidées par le sas.
— Non, coupa Tali. Personne ne confie ses colis au service postal pour qu’on les dépose sur le pas de la porte sans autre explication. Allons voir de quoi il en retourne. Bulle, si des drones demandent à décharger les orchidées, tu peux les autoriser à le faire. »
Bulle haussa les épaules et décora son avatar avec un chapeau de paille.
Alors qu’Isaac-Isabeau et Tali sortaient du sas flexible et entraient dans un hall tubulaire, un accélérateur de masse ouvrit le feu depuis le centre de Titania, le recul animant les murs d’une vibration sourde. Titania ne s’encombrait pas de vraquiers — elle se contentait d’éjecter son quota quotidien de métaux lourds raffinés à Eau-de-Pluie, qui devait attraper les conteneurs avec des filets électromagnétiques. Sur un trajet de quatre millions de kilomètres, le transfert prenait un peu plus de deux semaines, calcula Isaac-Isabeau de tête, ce qui, compte tenu de la marchandise, n’avait aucune importance : ni le fer, ni le vanadium, ni le cuivre n’étaient des matériaux périssables. Le hall se rétrécit pour former une chambre de décontamination, où une douche aux ultraviolets balaya les facteurices, avant de les libérer dans la serre en microgravité.
Au cœur de Titania grandissait un arbre-monde. Ses racines, insérées dans le verre géologique à la manière d’un filigrane de bois, filtraient la lumière incidente de Typhon comme autant de jalousies. Les feuilles brillaient en rouge clair, une couleur conçue pour capturer autant que possible les faibles émissions d’une étoile avortée, mais qui ne dédaignait pas la brillance d’un astre mieux formé ; l’arbre, toutefois, ne connaissait ni hiver ni automne, dans cette bulle végétale maintenue à température et hygrométrie constantes. Tali donna un coup de talon contre le mur et se projeta en avant avec une grâce aquatique, traversant la serre avant de saisir une branche pour s’ancrer sur l’arbre-monde. Isaac-Isabeau la rejoignit avec quelque difficulté. Une brise tiède soufflait depuis les branchies coralliennes du réseau de recyclage de l’air, et portait des senteurs d’humus. Isaac-Isabeau caressa l’écorce de sa paume ; elle était rêche et crevassée, toute traversée de cordillères pour amibes, un contact familier pour un·e habitant·e du système solaire.
« C’est un arbre-monde martien, dit-iel. C’est surprenant d’en trouver un si loin du Soleil, ils ne sont pas aisés à transporter.
— Titania n’a pas juste importé des graines ? demanda Tali.
— Non. Si l’arbre-monde avait grandi dans cette sphère, il serait tout tordu, mais le tronc est droit, il n’occupe pas tout l’espace, pour moi, cela veut dire qu’il a connu les grandes plaines de Mars avant d’être relogé sur Titania. »
Comme pour appuyer ses propos, une branche se courba pour tapoter le front de Tali.
« Tu crois que l’arbre-monde pourrait être Titania elle-même ? Qu’est-ce que tu en penses, Bulle ?
— Hmmm ? Pardon, j’étais occupée à décharger les orchidées, tu avais raison, des drones sont bien venus, mais ils ne sont pas causants, répondit le papillon autocollant accroché à l’épaule d’Isaac-Isabeau. Je n’ai jamais entendu parler d’arbres-monde servant de support à des esprits artificiels. Même un arbre d’échelle géologique n’aurait pas un métabolisme assez rapide pour permettre l’émergence d’une conscience, mais ne présumons pas de…oh, hé, levez le nez. »
Isaac-Isabeau regarda en direction du pôle de Titania faisant face au grand vide — son oculus était peint en rouge, la couleur universelle indiquant le haut sur une station spatiale en microgravité. Les pots des orchidées du Courrier Sept, sortis de leurs conteneurs, dérivaient en rangs serrés, maintenus sur dix lignes parallèles par les sifflements mélodieux de leurs propulseurs de manœuvre. La troupe allait joyeusement vers une bataille invisible, dont le centre se trouvait manifestement hors de portée des facteurices, dans l’ombre humide de l’arbre-monde.
« Hé bien, ça fait beaucoup d’orchidées, dit Bulle. Qu’est-ce que les habitants de Titania peuvent bien faire avec autant de fleurs ?
— Je ne sais pas si la réponse est bien importante, répondit Isaac-Isabeau. Nous nous trouvons sur une station dont les fondateurs ont importé un arbre-monde depuis Mars, avec pour seule motivation visible leur sens de l’esthétique, alors pourquoi pas…
— Quatre mille orchidées, nota Tali en parcourant le manifeste de chargement sur sa tablette. Sans compter la casse durant le transfert transstellaire. Disons trois mille huit cents pour faire bonne mesure. »
Isaac-Isabeau soupira. La canopée de l’arbre-monde ondulait de concert avec les va-et-vient des diligences à l’extérieur et, dénuée d’insectes comme d’oiseau, restait obstinément silencieuse. S’iel s’était trouvé·e au sol, Isaac-Isabeau se serait immédiatement mis·e en alerte, cherchant le prédateur, le drone, l’hostile, car sur Terre, dans les ruines encore fumantes de l’âge industriel, l’univers était une citadelle assiégée. Mais il n’y avait au cœur de Titania que la généreuse patience des plantes, et un air plus pur qu’au sommet de l’Himalaya.
« Toujours personne, dit Bulle.
— Peut-être les habitants n’ont-ils aucune envie de nous voir, répondit Tali. Peut-être voulaient-iels juste que nous soyons témoins des quatre mille orchidées qu’iels tentent d’acclimater sur leur petite station, à mille cinq cents années-lumière du Soleil. Parfois, il ne faut pas chercher plus loin. L’Astropostale apporte de petites joies qui veulent dire beaucoup.
— D’accord. Est-ce qu’on peut y aller ?
— Oui, laisse-moi juste le temps de laisser un mot sur l’arbre-monde. Is, je peux avoir un papier ? Sans Bulle dessus, de préférence. »
Quand Tali et Isaac-Isabeau revinrent au Courrier Sept, iels trouvèrent le sas toujours désert, et un papillon autocollant collé sur leur baie de chargement, avec un mot de remerciement imprimé au télex et un bon de réduction valable au bar d’Eau-de-Pluie.
« Aha ! remarqua Bulle. Nous avons initié une mode ! »
Isaac-Isabeau détacha le Courrier Sept de Titania. Le colis restant était destiné à Al-Baida, la troisième lune de Typhon, dont la vélocité relative se trouvait aux alentours de trois kilomètres par seconde, et ne demanderait donc qu’un effort limité au moteur Lazward.
« Navigatrice au pilote, dit Tali. Je recommande de procéder avec circonspection. Notre point de réintégration pour croiser l’orbite d’Al-Baida se trouve très près de la limite de Roche, nous serons loin dans le puits de gravité de la géante et allons perdre beaucoup d’énergie potentielle en translatant. Nos corps s’échaufferont de deux degrés.
— Inconfortable, mais pas dangereux », ajouta Isaac-Isabeau. Le différentiel représentait l’équivalent d’une légère fièvre, résolue en quelques minutes.
« Je me demande qui peut bien se faire livrer un colis sur Al-Baida, remarqua Bulle. J’ai la carte sous les yeux, cette lune est vide, il n’y a même pas une balise.
— Qu’est-ce qu’il y a dans le colis ? demanda Isaac-Isabeau.
— Aucune idée.
— Tu ne peux pas le scanner ?
—Is! Une factrice ne regarde pas son courrier ! Où sont tes manières ? Tout ce que je peux déduire du colis, c’est qu’il n’est pas assez dense pour contenir une bombe nucléaire. Une bombe tout court, ça reste possible.
— Bulle, je ne trouve pas ça drôle, coupa Tali. Navigatrice à pilote, parée à translater.
— Tu peux y aller. »
Désintégration.
Sur les joues d’Isaac-Isabeau tombe la douce étreinte d’une pluie d’été.
Réintégration.
Isaac-Isabeau toussa et éternua alors qu’une chaleur fugace lae terrassait ; la monade implantée dans son cou s’activa et lui administra un antalgique. Le manche à balai devint chaud au toucher et les pompes des dissipateurs thermiques bruissèrent pour faire circuler le liquide caloporteur du moteur. Tali essuya la sueur sur son front et orienta la caméra de proue en direction de la lune. Al-Baida était lisse et blanche comme le crâne d’une déesse déchue. Sa trajectoire orbitale la portait tellement profondément dans le puits de gravité de Typhon que les forces de marées étaient suffisantes pour chauffer ses plaines à moins trente degrés, générant ainsi un brouillard de glace qui couvrait l’intégralité de la surface. La mire radar clignotait de concert avec les violentes interférences causées par les interactions entre les magnétosphères de la lune et de la géante gazeuse.
Le modem radio du Courrier Sept crachota soudain en interprétant un message envoyé depuis Al-Baida. Il ne transportait ni mot de bienvenue ni demande d’identification, juste les coordonnées d’une station au sol.
« Inhabituel et impoli, souffla Tali.
— Les locaux sont peut-être timides. D’où vient le colis ? On a une adresse de retour ? demanda Isaac-Isabeau.
— Rien du tout.
— Bulle, tu vois de quoi atterrir ?
— Oui, les coordonnées pointent vers une vallée de montagne, avec une petite station qui possède une plateforme. Par contre, le radar météo prévoit du vent.
— On peut voler à travers ?
— J’ai des rafales à cent cinquante kilomètres-heure, mais la pression atmosphérique n’est que d’un tiers de bar.
— Pas aussi dangereux que ça en a l’air… lae pilote suggère de descendre.
— La navigatrice approuve. »
Isaac-Isabeau retourna le Courrier Sept, de manière à ce que la proue se retrouve face à la lune, puis lança le vaisseau sur une trajectoire de rentrée atmosphérique. Juste avant d’établir le contact, iel rétracta antennes et radiateurs. Débarrassé de ses lames de bronze, le Courrier Sept pénétra l’air raréfié avec la rectitude de la première goutte d’eau d’un orage estival, puis sortit du fourreau de plasma causé par la friction de l’air à trois fois la vitesse du son. La tempête saisit la coque comme la main d’un géant. Le Courrier Sept trembla.
« J’ai accroché l’avant-poste au radar », dit Bulle.
À deux mille mètres du sol, le Courrier Sept se mit à dériver sur le côté. Isaac-Isabeau tenta de corriger au manche à balai, sans succès. Les montagnes se rapprochèrent.
« Bulle, je crois qu’on a perdu un propulseur de manœuvre. Je n’arrive pas à le redémarrer.
— Je le vois ! Il est pris dans la glace ! Il faut que tu le purges avec une impulsion à poussée maximale !
— D’accord, je me prépare à compenser. »
Isaac-Isabeau effectua deux mouvements simultanés pour empêcher le Courrier Sept de partir en spirale ; la tuyère fautive cracha un jet de glace sur la proue et lae pilote réaligna le vaisseau sur sa trajectoire d’approche. Iel le conduisit juste au-dessus de l’avant-poste et réduisit la poussée à un tiers. Le Courrier Sept ralentit, déplia ses pattes d’atterrissage et se posa en projetant des éjecta de glace fondue.
« Contact avec le sol, la navigatrice coupe les moteurs.
— Je coupe ! » Tali bascula un interrupteur. « La température extérieure est de moins vingt-huit degrés Celsius. Il faudra asperger les propulseurs latéraux d’antigel avant de redécoller. Is, je croyais qu’ils étaient chauffés ?
— Normalement, c’est le cas. Peut-être qu’il y a eu une fuite dans le liquide caloporteur. Il faudra en parler à Artémis. »
Isaac-Isabeau étendit les affichages en réalité augmentée pour examiner l’avant-poste ; à travers le blizzard, iel distingua un dôme hydroponique brisé et envahi par la neige, un hangar aux vitres condamnées, une parabole sol-espace et la chandelle infrarouge d’un réacteur nucléaire compact.
« Pas de boîte de dépôt, remarqua-t-iel.
— Allons voir de plus près, répondit Tali. Navigatrice et pilote hors coque, la mécanicienne a le vaisseau, je prends le colis. »
Bulle opina et son avatar se transforma en manchot.
« J’ai froid, remarqua Tali.
— Ton seuil pour froid commence à quinze degrés.
— Dix-sept, je te prie. »
Une série de balises rouges marquaient le chemin reliant le pas d’atterrissage — une plaque de béton disposée à même le sol — à l’avant-poste. Les facteurices avancèrent et le Courrier Sept s’évanouit dans le blizzard, avalé par les murs lisses du monde. La vue du dôme et du hangar ruiné glaça plus sûrement le cœur d’Isaac-Isabeau que la déréliction neigeuse de la colline sous ses pieds ; la parabole, quant à elle, n’allait pas chanter de sitôt, car la plupart de ses panneaux gisaient au sol, laissant une grille vide au travers de laquelle tombait la neige.
Une silhouette en combinaison violette descendit les marches qui menaient à l’intérieur désolé du dôme hydroponique : la Maîtresse de Poste. Son vaisseau — une minuscule navette en forme de cloche, guère plus qu’une capsule équipée d’un translateur — attendait de l’autre côté de la parabole, impossible à distinguer des rochers environnants depuis l’orbite. Elle rejoignit Tali à pas vifs, s’empara du colis et le découpa avec un stylet laser. Un épais nuage de sable en sortit, partit en spirale dans le vent et disparut avec la grâce mauvaise d’un jinn agacé.
« Je suppose que nous avons réussi l’examen d’entrée », dit Tali sur le réseau radio local.
La Maîtresse de Poste sourit et s’inclina.
« Vous avez fait montre de votre aptitude à mener un vaisseau-messager et à traiter sérieusement les demandes les plus farfelues, et je mentirais si je vous disais que je ne vous avais pas réservé les orchidées de Titania tout exprès. Beaucoup de facteurices de l’Astropostale se rêvent en pilotes des temps jadis et en oublient l’essentiel de leur métier, qui consiste à amener ce qu’on leur demande d’un point à un autre. J’en ai connu qui auraient ri des orchidées, ou qui auraient scanné ce colis, y auraient trouvé du sable et m’auraient tout renvoyé sur Eau-de-Pluie. Vous ne faites pas partie de cette catégorie, c’est bien. J’ai à ma charge la poste d’une île dans le ciel, je ne peux pas composer avec des égos surdimensionnés et des fouilles-caniveau. Ceci étant dit… » La Maîtresse de Poste regarda le ciel, où le blizzard commençait à faiblir. « Vous n’étiez pas censés passer à travers cette tempête. J’escomptais que vous rebroussiez chemin ou que vous larguiez le colis sans plus de façon, comme n’importe quels pilotes l’auraient fait, mais vous êtes quand même descendus. Pourquoi ? Ne me donnez pas des platitudes sur le service public, vous êtes fonctionnaires intérimaires, pas pilotes de course.
— Nous… » Isaac-Isabeau regarda Tali, qui secoua la tête. « Nous n’y avons même pas pensé. La traversée nous semblait faisable, alors nous y sommes allés. Peut-être que les standards de service de l’Astropostale ne sont pas ceux des précédents contractuels.
— Si, justement. Et sur Silène, il y a un profond cratère, avec l’épave du Courrier Cinq tout au fond. Allez. Rentrez sur Eau-de-Pluie, reposez-vous, et n’oubliez pas que tous les colis ne valent pas la peine d’être livrés. Je vais rester encore un peu. » Elle se détourna vers le hangar et donna un coup de pied dans une poubelle qui dépassait de la neige. « J’ai du ménage à faire. Les fiers pionniers arrivent, cassent leurs jouets, repartent, et c’est aux braves fonctionnaires de tout ranger… »
La Maîtresse de Poste disparut en émettant des grommellements inintelligibles dans sa radio. Isaac-Isabeau leva les yeux vers le ciel ; à travers les nuages mourants pointaient les cyclones de Typhon, qui faisaient comme les pupilles attentives d’une curieuse créature céleste.
« C’est ça, souffla-t-iel, micro coupé. Fiche-toi de moi. »
Illustration de l'épisode : Rick Guidice pour la NASA, années 70, domaine public