Sylphide à bicyclette

La saison du deuil

Une nouvelle du Bas-Âge.


Tu vis au pied des Pyrénées, à la périphérie déjà ancienne des Unions Continentales. Tu es un·e écologue, rattaché·e à l’Office du Riz, cette grande machine prolétarienne qui nourrit la moitié de l’humanité. A l’université de la Ville Ronde de Toulouse, tu as appris à comprendre les paysages comme un quadrillage de continuités écologiques, dans l’eau, dans l’air et sur terre. Les haies sont ta spécialité, tu les plantes et les supervises partout où il y a des champs et des prés. Ta vie est aussi calme que ta région de cœur. Tu ne t’en rends pas compte car tu as toujours connu cette ronde, mais les hivers sont rudes, avec des températures bien en dessous de zéro et des vents déchirants ; les étés, eux, sont brutaux, avec des canicules qui s’étendent loin dans ce qui était autrefois l’automne, et des tempêtes de sable qui franchissent les Pyrénées depuis le désert espagnol. Le printemps offre un peu de répit, mais il marque aussi la saison des crues : des torrents d’humidité s’engouffrent depuis l’Atlantique en des pluies diluviennes qui reconstruisent berges et méandres d’une année sur l’autre. Tout cela, pour toi, constitue une normalité ancestrale.

Ton village se tient bien à l’abri, au sommet d’une colline ; il est entouré d’un bois de chêne, planté vingt ans avant que les chars des Unions ne brisent les murs déjà bien ébranlés de la Forteresse Europe. Cette citadelle de verdure ne suffit pas. Il n’est pas rare qu’une tempête d’hiver emporte un toit ou deux, que des maisons trop chaudes soient évacuées pendant une canicule, ou qu’une crue plus rude que les autres ne charrie les ponts qui mènent vers l’orée de la vallée. Aucun de ces évènements n’imprime véritablement ton esprit, car tes ancêtres ont passé leur temps à reconstruire. Rien ne dure. Tu ne sais pas vraiment dans quel monde on pourrait envisager de bâtir une maison et de la garder intacte pendant vingt, trente, quarante ans, mais ce n’est certainement pas le tien.

Tous les dix à quinze ans, une pandémie traverse l’Europe. Elle commence souvent avec les oiseaux migrateurs, mais il arrive que les vecteurs demeurent impossibles à identifier. Loin est le début du Bas-Âge, où les coronavirus ou les grippes pouvaient annihiler des communautés entières et laisser les vallées dépeuplées pour des décennies. À l’instar de soixante-quinze pour cent de tes congénères, tu portes depuis l’enfance une monade : un petit organe symbiotique, implanté dans ta nuque, qui produit des anticorps à demande, avec une rapidité et une précision bien supérieure à celle de ton système immunitaire naturel. Sans elle, tu n’aurais pas vu ton dixième printemps. Tu ne le sais pas, ton docteur non plus. Les morts évitées par la médecine moderne sont, par définition, invisibles. La dîme que prélèvent les pandémies sur les habitant·es des Pyrénées a beau être sans commune mesure avec celle des anciennes pestes, elle n’en mine pas moins ton existence. Tu as perdu trois chiens en cinq ans : tous sont tombés d’une fièvre apportée par les martinets. Fatima, la bergère du village, a dû abattre l’intégralité de son troupeau l’hiver dernier. C’est la sixième fois depuis qu’elle a repris l’exploitation de ses mères. Elle a cessé de donner des noms à ses chèvres. Il y a trois ans, tu as attrapé un coronavirus. Rien de bien inquiétant : tu es resté un jour au lit, et ta monade a eu tôt fait de chasser l’intrus. Depuis, quand il fait chaud, tu as du mal à t’arrêter de tousser.

Au compte des choses dont tu n’as pas véritablement conscience, il faut ajouter la difficulté de l’agriculture. Sur tes coteaux, l’essentiel du sol fertile a été épuisé lors de l’âge industriel, et celui qui l’a remplacé forme un amalgame de poussière et de roche, où il est ardu de faire pousser quoi que ce soit. Dans les anciens champs montent des dalles de calcaire et des arbres maladifs dont les racines se tordent dans tous les sens. En bas de ta colline, on dénombre quelques carrés de lavande, un peu de sorgho et des vergers d’oliviers. Pour le reste, le village compte sur des fermes hydroponiques qui dépassent de la forêt comme des piliers païens. Tu te demandes parfois comment tes ancêtres du début du Bas-Âge faisaient. Tu as du mal à croire qu’iels parvenaient à subsister sur un terrain aussi pauvre, et tu as raison de te poser la question. Simplement, tu oublies qu’il y a cent, cent cinquante ans, la France tout entière ne comptait plus que vingt millions d’habitants.

Les fermes verticales, du reste, ne sont pas toujours suffisantes. Quand le globe entre dans la tourmente, quand la mousson indienne se tarit, quand le blé ukrainien ne vient pas, quand un hypercyclone bloque les cargos nucléaires à Singapour, tout le monde au village commence à faire le compte des réserves. Il y a dix-huit ans, tes parents ont connu une année blanche : une tempête avait abattu les fermes. Pendant tout l’hiver, les trains de l’Office du Riz se sont succédé pour vous ravitailler. Tu rêves parfois d’un monde plus libre, où le destin des peuples ne serait plus intimement lié aux décisions prises à Beijing, Manille ou Hawai'i par des députés que tu ne connais pas. Cette planète n’existe pas encore. Tu vis sur un continent qui, sans le titan industriel et agricole qui l’a conquis il y a un siècle et demi, aurait connu trente famines et autant de génocides silencieux. Toi, tu n’as jamais véritablement eu faim. Tu sais, pourtant, que tu es plus petit·e, moins musclé·e et plus légèr·e que tes lointains ancêtres d’avant le Bas-Âge. Tu le sais, parce que tu as regardé les os.

Oh, les os. À chaque fois que Miriam laboure un pré pour y semer de l’herbe, elle en retire quelques-uns de sa charrue. Bon an mal an, et parce que tes chères haies se promènent au milieu desdits prés, tu es devenu·e un·e expert·e en squelettes. Un historien t’a expliqué que, lors des premières années du Bas-Âge, une violente guerre civile a ravagé la région. La ligne de front passait juste au pied de ta colline. En la suivant avec une pelleteuse, les archéologues venus de la Ville Ronde de Toulouse ont déterré toute une collection de vestiges. Des squelettes en uniforme, dispersés entre arbres fossilisés et vieilles tranchées, la plupart sans mâchoire ou sans membres, qu’on retrouve souvent un peu plus loin, arrachés par la charge explosive d’un drone. Des crânes plus petits, avec des dents de lait. Le corps d’un adulte, serrant un animal contre iel. Dans les marais, des corps momifiés, à genoux, avec une balle dans la nuque. Tu tentes de ne pas penser à cette débauche de mort à quelques mètres de tes haies, et tu y parviens à peu près. Ce sont surtout les mines et les obus qui te préoccupent. Même après quatre siècles, tu n’as aucune envie de tenter ta chance. Joséphine, qui travaille à l’atelier du village, te confie souvent son drone démineur quand tu pars sur un chantier de restauration. La bestiole se nomme Choux-Fleur n° 5, elle roule sur une paire de chenilles et détecte les explosifs à cinquante mètres. Tu n’as pas demandé à Joséphine ce qui était arrivé aux précédents modèles. Tu as collé des petits yeux tout ronds sur le capot du drone. Tu as remarqué que ça aidait un peu avec l’envie de pleurer qui te prend quand tu passes devant la vieille fosse commune, que les archéologues reviennent fouiller chaque été.

Mais au fond, peux-tu te plaindre ? Tu trouves ta vie douce. Tu partages ton temps entre les inventaires de faune et de flore, l’élargissement des haies, la photographie et les complexes histoires de cœur qui se font et se défont dans ton village. Ton ordinateur t’offre une fenêtre bienvenue sur le reste du monde : tu corresponds avec des biologistes de New Delhi qui travaillent sur un pesticide sélectif capable d’éradiquer la canne de Provence ou les renouées asiatiques. C’est un peu tard, mais toujours bon à prendre. Les mardis matin, tu vas voir ta collègue Anouk, qui s’occupe de rouvrir les nombreux bras morts de la rivière pour permettre l’écoulement des eaux de crue. Quand il fait trop beau pour travailler, tu grimpes dans la montagne, jusqu’au radiotélescope qui domine la vallée ; de là, tu regardes l’Espagne et son désert de poussière.

Et puis, ce matin d’avril, tu prends le train avec Miriam, direction la Ville Ronde de Toulouse. Elle a besoin d’un nouveau tracteur, qu’elle préfère commander sur place aux ateliers municipaux, et cela fait bien cinq ans que tu n’as pas mis les pieds hors de la vallée, alors pourquoi pas ? Le voyage est rapide : une petite heure au bord de l’oued de la Garonne. Tu traverses une armée de panneaux solaires et d’éoliennes, puis le train arrive dans Toulouse la bien-nommée, dont les remparts inclinés isolent quatre-vingt mille habitants du monde extérieur ; autrefois, iels craignaient les seigneurs de la guerre, désormais, c’est le silence que convoitent les érudit·es des Maisons de la Sagesse.

Il y en a une nouvelle en ville. Tout près du couvent des Jacobins, c’est un cube de bois-blanc, cette structure alvéolaire en cellulose qu’on cultive dans les stations de Lagrange. Sur sa devanture, elle porte le cercle noir de l’Office des Savoirs, le ministère eurasien pour l’éducation publique. Une exposition s’y tient. Poussé·e par la curiosité, et Joséphine qui tarde à commander son tracteur, tu entres.

L’exposition est organisée par l’université populaire de Cordoue. Elle montre la Terre : non pas celle que tu connais, mais celle d’avant le Bas-Âge. À l’intérieur de la Maison de la Sagesse, dans l’espace sombre et intimiste d’un musée, tu trouves des images et des objets d’un temps qui, jusque-là, t’étais inconcevable. Dans une grande salle où sont projetés des films, tu plonges au cœur d’un monde où les hêtres ne sont pas une espèce en voie de disparition, où les hypercyclones restent un objet purement théorique, où les avions traversaient l’Atlantique par centaines chaque jour. Tu vois des étés doux et des hivers calmes qui te laissent sans voix. Tu t’étonnes de certaines images qui passent bien trop vite, d’Abidjan, Bordeaux ou Brest hors de l’eau. Plus loin, une galerie te montre des représentations en trois dimensions d’espèces depuis longtemps éteintes ; tu rassembles tes connaissances en paléontologie de l’anthropocène et en identifies quelques-unes sans même lire les panneaux. Pêle-mêle et sans ordre d’importance, un chevreuil, une hirondelle, un renard, un moineau, un frêne et un crapaud accoucheur. Tu vois sur les murs des images de lieux qui pourraient tout aussi bien venir du Mésozoïque : une Amazonie qui n’est pas une savane, une Grande-Bretagne qui n’est pas un désert de toundra, une Inde qui n’est pas une vaste plaine de poussière. Tu finis par saturer. Il y a trop de couleurs, trop de formes, trop de sons, trop de chants d’oiseaux, trop de rivières et de marais.

Et peu à peu, la somme de ce que tu vois dessine une Terre plus riche dans toutes les dimensions de l’expérience humaine. Un monde dont tu comprends que les assassins ne seront jamais punis. Car en creux de ces films, de ces maquettes et de ces images, c’est l’histoire abstraite qu’on t’a inculquée au lycée qui prend un jour nouveau. Les nécrocapitalistes ont gagné. Ils se sont gorgés de la richesse accumulée pendant un siècle et, une fois venu l’effondrement, se sont repliés dans leurs bunkers pour vivre le reste de leurs années en paix. Quelques-uns ont été punis. Des abris ont été pris d’assaut. Des stations spatiales abattues. Des copies mentales effacées. Quelques exploits dont certains responsables ont droit à des statues sur les places. Mais, et les statistiques ne mentent pas, les ultra-riches dans leur ensemble ont gagné. Quand les divisions blindées des Unions ont pénétré en Europe, elles ont trouvé des nécropoles souterraines, mais aucune n’était un lieu de tragédie. Tu te souviens des images. Leurs occupant·es étaient parti·es de leur belle mort, âgé·es de deux ou trois siècles, en plein cœur du Bas-Âge, en parfaite santé, leurs moindres désirs satisfaits par des armées de servants lobotomisés, moins chers que les robots. L’idée te frappe en plein cœur. Il n’y aura pas de justice. Il n’y aura pas de vengeance. C’est fini.

Tu sors, désemparé·e, et tu remontes dans le train avec Joséphine. Fatiguée, elle n’a pas envie de parler, et toi non plus. Alors que le train vous ramène à la maison, tu commences à te sentir mal à l’aise. Ce que tu ignorais te rattrape comme un suaire. Les chênes se mettent à ressembler à l’arrière-garde d’une armée depuis longtemps défaite, qui s’accroche encore à un paysage irrémédiablement souillé, avec leurs branches minuscules et leurs racines à l’agonie. Ta toux t’apparaît comme une malédiction envoyée par la Terre elle-même, qui dévore tes poumons. Les nuages au-dessus des Pyrénées augurent d’une nouvelle tempête dont la violence aurait été étrangère à tes ancêtres. Tu descends à la première station de la vallée, prétextant une course à faire, tu pars dans les bois pour te calmer. Leur silence, qui ce matin encore te plongeait dans une grande sérénité, n’est plus que le murmure entêtant d’un mausolée. Tu vois de la fragilité partout, dans la pauvreté du sous-bois, dans la poussière qui envahit les rochers, dans les ruisseaux asséchés, dans la masse ondulante des renouées asiatiques, dans les os qui craquent loin, loin sous tes pieds, même dans les rides de Miriam et Joséphine, gravées dans leur peau par le sel, les ultraviolets et la chimie rémanente de l’âge industriel. Comme toi, les chênes, les aulnes et les pins sont des fantômes, l’image en surimpression d’une ère plus prospère et plus riche, de pâles imitateurs de ce qui t’a été volé. La forêt a peur de toi et de tes semblables, elle se terre sur ton passage, elle sait ce que tu as fait, elle connaît le crime des humains. Un écureuil sautille en te voyant et s’en va : sa preste démarche te remplit de joie en temps normal, mais tu ne vois que la panique dans son regard.

Hagard·e, tu cherches refuge dans l’une de tes haies, là, au bout d’un pré. Tu t’assieds à son pied, tu passes la main dans les buissons, tu t’assures de la réalité des feuilles et des piquants, tu laisses quelques passereaux voleter au-dessus de toi, eux n’ont pas peur, eux te connaissent, les premières mésanges à nicher de ce côté de la vallée depuis cinq siècles. Tu regardes vers le ciel. Les nuages se sont un peu dissipés, et entre eux pointe un pâle croissant de Lune ; aux pôles brillent les cités des cratères de Faustini, Shackleton, Peary et Hayworth. Là aussi, il y a une altération du vieux monde, ces éclats nés du second âge spatial, aussi intangibles pour tes ancêtres que les hivers sans le Gulf Stream, tu sais que ce n’est pas une échappatoire et la Lune aussi le sait, elle qui observe la Terre avec une méfiante tendresse, et en te blottissant contre ta haie, tu imagines ce pin de Mathusalem qui a poussé au fond de Valles Marineris, sur Mars, là où la pression atmosphérique est juste suffisante pour que le froid ne vienne le prendre. Il doit y avoir des plans, là-haut, là-bas, à Manille et Beijing et Hawai'i, des idées et des hypothèses, des machines et des esprits qui calculent le devenir de la Terre, des théories de la fin du Bas-Âge et des pensées de l’après, de l’âge cinétique qui se dessine, mais tu sens que tout cela t’échappe, que pour le moment ne peut régner que cette terrible impression de vide : non le tien, mais celui du monde alentour, de la douleur fantôme laissée par l’écocide.

Tu te relèves, et, toujours contre ta haie, tu te tournes vers ton petit village. Une brise arrive, lourde de la dernière pluie avant l’été.

Elle sera longue, cette saison du deuil.

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