Sylphide à bicyclette

Le peuple de Sauveterre

Résumé de l'épisode précédent Les postiers intérimaires sont en train de faire le tour des Cinq Soleils ; après une étape tumultueuse sur Silène, iels arrivent sur le monde désertique du Repos de Sauveterre.

L’étoile du crépuscule était un mausolée. La lumière diaphane qui baignait les joues d’Isaac-Isabeau provenait d’un cœur mort depuis des millions d’années, le dernier vestige d’un astre semblable au soleil qui s’était effondré après avoir dévoré la moitié de son système. Sa pâleur tranchait net dans les mesas qui fermaient la vallée et, plus loin, sur la forêt d’aiguilles de basalte qui surgissait du talweg. Isaac-Isabeau n’avait jamais apprécié les naines blanches : elles lui rappelaient avec trop d’acuité le sort du soleil lui-même, dans quelques milliards d’années, et de la Terre engloutie par ses flammes avant sa rétractation dans une nuit éternelle. Les sabots de l’oryx d’Isaac-Isabeau s’abattaient sur du sable qui, à y regarder de plus près, était composé de millions de fragments d’os et de coquillages, polis par le vent.

« C’est beau, n’est-ce pas ? » s’exclama Meyer.

L’archéologue qui chevauchait aux côtés d’Isaac-Isabeau arborait une trentaine bien tassée, un air terrien et un accent du Pacifique. La naine blanche se reflétait dans les verres fumés des petites lunettes qu’il portait pour se protéger des ultraviolets que le cadavre stellaire crachait avec hargne. Il travaillait pour la Coopérative d’Études du Repos de Sauveterre, une modeste structure communale dépendant des Cinq Soleils, et abondée par l’université de Kapteyn.

« Un peu monotone, quand même, répondit Isaac-Isabeau.

— Je dirais plutôt reposant. Le Repos de Sauveterre est mon sujet de doctorat depuis trois ans. Avec le temps, on apprend à l’aimer. »

Isaac-Isabeau vérifia que sa besace postale contenait toujours la lettre destinée à l’hacienda, l’avant-poste de la coopérative dans la forêt de basalte. Cette rescapée du désastre du Vol de Nuit avait parcouru un sacré bout de chemin depuis l’espace humain ; estampillée du sceau de l’université populaire de Kapteyn, elle autorisait la coopérative à procéder à des fouilles archéologiques sur le Repos de Sauveterre. Même tout au bord de la Voie lactée, le légalisme d’une telle entreprise restait crucial : personne ne se risquerait à excaver les ruines d’une civilisation non-humaine sans une autorisation universitaire en bonne et due forme. La contrebande et le recel d’échantillons non-humains demeuraient l’un des rares crimes encore passibles de prison.

Isaac-Isabeau, qui était né·e sur un monceau de vestiges, ne savait trop qu’en penser.

Une étincelle blanche passa au zénith : Port Andre-Alice Norton, la station orbitale du Repos de Sauveterre, accomplissait une orbite de plus, avec le Courrier Sept à sa traîne. Bulle et Tali étaient restées pour distribuer les lettres et les colis destinés aux établissements dispersés sur la planète, mais pour lesquels les capsules de rentrée atmosphérique suffisaient.

Une brise chaude et salée s’engouffra dans l’oued. Meyer se tendit et effleura du bout des doigts l’étui de la carabine qui battait le flanc de son oryx. Suivant le mouvement de son regard, Isaac-Isabeau aperçut un cavalier qui venait à leur rencontre. Sans le quitter des yeux, Meyer fit signe à Isaac-Isabeau de rester en arrière. En chemise et veste de terrain, le cavalier présentait une figure acérée, creusée par le sable et le soleil, et à la barbe poivre et sel.

« Aguilar, dit Meyer.

— Collègue, répondit Aguilar en espagnol. Je sais ce que transporte cette facteurice. Tu as deux possibilités, Meyer. Soit tu t’en vas, et la facteurice me donne sa lettre. Soit nous réglons notre différend une fois pour toutes.

— Tu ne vas pas m’abattre pour trois pierres et deux statues. »

Isaac-Isabeau se pencha pour examiner la carabine de Meyer. Bien qu’archaïque, l’ustensile lui semblait en parfait état de marche. Iel n’avait aucune envie de tester s’il s’agissait d’un accessoire de guerre fleurie ou d’une véritable arme laser.

« Messieurs, s’il vous plaît ! s’exclama Isaac-Isabeau. J’aimerais savoir de quoi il en retourne.

— C’est une histoire entre chercheurs, siffla Meyer. Contentez-vous de transférer cette lettre jusqu’à l’hacienda.

— La missive que vous transportez ne doit pas rester avec Meyer, dit Aguilar. Les morts du Repos de Sauveterre méritent mieux qu’un ravageur de tombes.

— Kapteyn autorise mes fouilles en toute connaissance de cause.

— Cette autorisation a été tamponnée par des gens qui n’ont aucun scrupule à retourner des kilomètres carrés de terre dans l’espoir d’en retirer une petite statuette, qui feraient rouler une excavatrice jusque dans un cimetière s’il le fallait. La moralité d’un chantier leur importe peu.

— Combien de fois avons-nous eu cette discussion ? soupira Meyer.

— Beaucoup trop.

— C’est ce que je me dis aussi. »

Meyer se crispa sur son étui pour en tirer la carabine. Aguilar porta la main à la poche de son gilet, un revolver apparut dans sa paume, et une détonation sèche traversa la plaine. L’éclat écarlate d’un impact de laser-infrarouge cilla dans les yeux de Meyer, qui cria de douleur, aveuglé. Son oryx rua ; Meyer tomba dans la poussière et y resta, recroquevillé, tenant son visage entre ses mains. Aguilar réarma le revolver et le tourna vers Isaac-Isabeau.

« Donne-moi ta lettre et suis-moi, facteurice. Je veux que tu comprennes. »


L’atterrissage du Courrier Sept, privé du doigté d’Isaac-Isabeau, avait été plus brutal qu’à l’accoutumée, et l’une des pattes s’était enfoncée dans la poussière. Le vaisseau postal penchait dans le crépuscule montant, et Bulle était occupée à jouer de la pince hydraulique avec la grue de chargement latérale pour le remettre d’aplomb. Perchée sur un rocher, Tali balayait l’oued avec le filtre infrarouge de ses binoculaires, qui ne lui renvoyait que la chaleur mourante du désert. Ce n'était même pas une vraie nuit, juste une oscillation du Repos de Sauveterre sur son axe qui faisait descendre la naine blanche derrière l'horizon pour quelques heures. La pourpre du faux couchant rendait sa peau bleue presque noire. Elle avait l’impression d’être devenue une statue de basalte.

« Alors ? demanda Bulle.

— Rien. Je n’ai plus sa balise à la radio. S’iel était blessé·e, je lae verrais. Le terrain est plat comme une assiette, il n’y a pas de trous où tomber ni de collines derrière lesquelles se cacher.

— Tu as identifié des traces de pas ?

— Oui. Trois oryxs distincts, deux d’entre eux devaient être les montures d’Isaac-Isabeau et de Meyer, mais aucune idée pour l’autre. L’une des montures s’est égayée, et les autres sont parties vers la forêt de basalte.

— La lettre qu’iel devait porter à l’hacienda, elle a de la valeur ?

— C’est un courrier légal, sinon iel ne serait pas descendu·e en personne. Une autorisation de fouilles, je crois. Tu arrives à joindre l’hacienda ?

— Non. La radio à ondes courtes semble être hors service.

— Et la coop ?

— En cycle de nuit, personne ne me répond au bureau orbital.

— On peut poser le Courrier Sept à l’hacienda ?

— Dans la forêt de basalte ? Pas une chance. Par contre, je pourrais tirer une fusée de détresse pour y voir plus clair.

— On a des fusées ? Je n’en ai pas vu dans le sac de secours.

— J’ai six charges d’illumination parées au lancement par mon accélérateur de proue. Tu sais, pour dégager les sites d’atterrissage sur les planètes sans soleil ? Avec ça, j’éclaire à dix kilomètres à la ronde.

— Laisse tomber, ces charges sont tellement puissantes qu’elles iraient aveugler Isaac-Isabeau, et elles risquent de faire fuir toute la faune. Quelle distance jusqu’à l’hacienda ?

— Deux kilomètres.

— J’y vais. »

Tali retourna au Courrier Sept et ouvrit la soute de sortie extravéhiculaire, dont elle sortit un nécessaire de survie qui contenait une trousse de premiers secours, un stylet laser avec sa batterie de ceinture et des lunettes de protection multispectrales. Elle n’en voyait pas vraiment l’utilité en pleine nuit, mais décida de les garder : elle savait qu’elle risquait d’oublier de les remettre dans le sac.

Tali partit en direction du talweg. Arrivée à un kilomètre du Courrier Sept, elle s’arrêta pour reconnaître les alentours aux jumelles, et rencontra le même silence que lors de son premier tour d’horizon. Pourquoi avait-elle espéré autre chose ? Ses binoculaires pouvaient repérer la chaleur d’un corps humain à plus de cinq kilomètres. Isaac-Isabeau ne pouvait pas se trouver dans l’oued. Elle reprit sa route. Devant la forêt de basalte, Tali eut l’impression de se retrouver face à un fond marin mis à nu ; les aiguilles partaient à l’assaut des étoiles, leurs sommets brûlés par la violence diurne de la naine blanche. Des mares d’eau claire s’accrochaient dans les anfractuosités laissées à l’ombre. De rares plantes grasses poussaient ici et là, enroulées sur elles-mêmes comme des points d’interrogation. La pierre demeurait chaude au toucher.

Une silhouette émergea de la pénombre, une main levée, l’autre tenant son oryx par la bride. Ses yeux rougis arboraient une marque de bronzage, causée par le port des lunettes anti-ultraviolet.

« Hé ! Vous êtes de la poste ?

— Oui. Tali Talasea, du Courrier Sept.

— Meyer, de la coop. Il faut qu’on parle. »


Si proche de la naine blanche, le Repos de Sauveterre ne connaissait de nuit qu'accidentelle ; l'étoile, dans le ciel, ressemblait à une orange gelée.

Une illustration montrant une surface planétaire aride, avec une étoile bleutée et très proche.


Un feu de camp crépitant jetait sa chaleur sèche sur les joues d’Isaac-Isabeau, et découpait des ombres fantasmagoriques sur les parois lisses des aiguilles de basalte. Aguilar avait retiré ses lunettes de soleil et nettoyait les lentilles de son revolver. La lumière du foyer lui donnait l’allure d’un vautour. La lettre, qu’il avait arrachée à la besace, sortait à demi de la poche de sa veste.

« J’ai soif, dit Isaac-Isabeau. Je peux boire ?

— Je t’en prie. Je sais que tu ne portes pas d’arme. »

Isaac-Isabeau but à sa gourde. L’eau froide calma à peine sa gorge, qui s’était enflammée avec la poussière.

« Tu as aveuglé Meyer. »

Aguilar montra son revolver à Isaac-Isabeau. L’arme, débarassée de ses lentilles, ressemblait comme deux gouttes d’eau à la quincaillerie qu’iel avait vue dans les musées de la Ville Ronde de Toulouse, l’artillerie de poche des brigands du Bas-Âge.

« Ce revolver est un laser infrarouge proche, à pompage chimique. Je l’avais chargé avec des cartouches à faible puissance, largement insuffisantes pour griller une rétine. Meyer s’en tirera avec quelques jours d’arrêt de travail. » Aguilar se rassit et lâcha le revolver sur un rocher, ostensiblement hors de portée. « Isaac-Isabeau… laisse-moi te montrer quelque chose. »

Aguilar alluma une lampe-torche et la tourna vers l’aiguille la plus proche. Une marée de glyphes apparut sur le basalte : toute une collection de symboles géométriques d’une rare finesse, des triangles, des carrés et des lignes étoilées, qui convergeaient vers les sommets. Plus haut se distinguèrent trois yeux, dont la vivacité et l’intelligence frappèrent Isaac-Isabeau.

« Voici l’œuvre des habitants du Repos de Sauveterre. Cette forêt de basalte constituait leur première, et sans doute ultime ville. Ils n’ont pas encore de nom, car nous n’avons rien, ni langage, ni coutumes, sinon ces gravures, qui ornent toutes les aiguilles de la forêt. Ces gens se sont éteints il y a cent, cent cinquante mille ans. Ils ont émergé du désert brûlant et ont bâti leur civilisation pendant dix, vingt, trente mille ans. Ils ne sont pas allés dans l’espace. Ils n’ont pas édifié de mégapoles. Ils n’ont pas gâché leur planète. Et puis, peu à peu, le Repos de Sauveterre s’est rapproché de la naine blanche, et les ultraviolets ont rendu l’agriculture impossible. Ces gens sont tous morts. L’hacienda est bâtie sur leur dernière nécropole. »

Isaac-Isabeau acquiesça. Il devait exister des milliers d’histoires comme celle-ci dans la Voie lactée, mais iel ne pouvait s’empêcher d’y superposer la destinée de la Terre, et cette pensée remuait une singulière tristesse dans son cœur.

« Meyer est de la vieille école, celle qui a décapé les ruines du Bas-Âge et ouvert celles de la Séquence à la bombe atomique. Il creuse. À la pelleteuse, à la charge sismique, au laser de minage. Il va entamer le sol, tout quadriller, tout éventrer, emporter les aiguilles pour qu’elles soient disséquées, exposées et vendues comme des nouveautés de foire. Et une statue desséchée, une ! Toute fraîche des confins de la Voie lactée, venez aux enchères, un doctorat, deux postes financés, peut-être même une exposition ! La curiosité morbide a toujours eu son marché.

— Et toi, tu es différent ?

— Je ne creuse plus. Je n’emporte plus rien. Je ne crois plus qu’il faille chercher à connaître le passé des mondes morts, car on y laisse son âme. »


L’explication de Meyer avait été succincte, mais claire : Tali croyait retrouver les disputes scientifiques des Pléiades, mais dénuées du vernis d’exquise civilité dont s’entouraient en tous lieux les dames bleues du grand vide.

« Nous devons nous hâter, ajouta Meyer en chargeant sa carabine sur son épaule. Aguilar est dangereux. Cela fait des années qu’il me met des bâtons dans les roues, et ce n’est pas la première fois qu’il me menace, mais de là à m’aveugler… » Il se frotta les yeux. D’épaisses gouttes du collyre donné par Tali dévalaient ses joues creusées par la poussière. « Il faudrait qu’il règle mieux son vieux revolver, tiens. La lentille diffracte trop. Si elle avait été correctement polie, j’y aurais laissé mes rétines. Pour le bien que ça me fait…

— C’est la première fois que je vois un désaccord méthodologique causer une fusillade.

— Aguilar est un ancien d’Algorab, pour lui, les armes sont le premier recours, jamais le dernier. Je l’ai su dès le premier jour où nous avons dû travailler ensemble, mais il faisait partie de la première expédition sur le Repos de Sauveterre. Il connaît cette région comme sa poche. J’avais besoin de lui.

— Vous savez où il va ?

— À l’hacienda, évidemment. Il me reste juste à espérer qu’il n’a fait aucun mal à votre collègue.

— Je ne m’inquiète pas pour Isaac-Isabeau, mentit Tali. Iel a sa manière bien à ellui de désarmer les inimitiés. »

Son ventre la torturait d’angoisse.

Meyer et Tali s’enfoncèrent dans la forêt de basalte. L’oued convergeait sur une vallée étroite, qu’encadraient deux noires. Les arbres-point d’interrogation filtraient la lumière de la Voie lactée. Le ciel, du côté opposé à la galaxie, se diluait en une étendue d’encre pure. Une sensation de vide vertigineux passa sur Tali, qui la renvoya aux tréfonds de son cœur.

Les aiguilles surgissaient d’une brume d’humidité, exhalée par de profondes crevasses dans le sol. Hautes de cinq à six mètres, étirées comme des robes noires, elles arboraient à leurs sommets des trios d’yeux vifs et délicats qui transpercèrent Tali par leur présence. Elle savait qu’Isaac-Isabeau aurait sans doute trouvé une immense tristesse dans ces gravures, mais ce fut plutôt un singulier élan d’espoir qui s’empara d’elle ; même au travers des dizaines de siècles, même aux confins de la Voie lactée, au bord de la grande marée du vide, une civilisation pouvait en toucher une autre.

Et l’entremise de ce miracle était le fondement même de son art de navigatrice : le déplacement sans mouvement d’une translation interstellaire.

Soudain, les aiguilles se mirent à converger vers le point le plus bas du talweg, où un lac d’eau noire côtoyait un préfabriqué.

L’hacienda.

Les jumelles de Tali ne parvinrent à capturer qu’une vague silhouette infrarouge, assise sur une chaise en face de la porte principale : il devait s’agir de Villaverde, la destinataire de la lettre, dont Meyer lui avait expliqué le rôle de gardienne temporaire du futur chantier de fouilles.

« On est arrivés avant Aguilar, souffla Meyer. Préparez-vous.

— À quoi donc ?

— Je ne compte pas lui donner le temps de comprendre ce qui lui arrive.

— Attendez, attendez. Que vous ayez un grave désaccord avec Aguilar, je l’entends. Qu’il soit un homme violent, de même. Mais vous seriez prêt à lui tirer dessus ?

— Il ne m’a pas raté, lui. Et il s’est emparé de votre collègue.

— Je suis sûre qu’Isaac-Isabeau va bien, personne n’ose s’en prendre à la poste. Iel lui aura sans doute donné la lettre, et après ? Aguilar entrera dans l’hacienda. Où est le problème ? Isaac-Isabeau pourra sans difficulté témoigner que le courrier a été intercepté. Votre avocate vous dira que vous avez le droit de votre côté. Laissez-lui le soin de régler cette affaire.

— Votre naïveté est confondante. Vous croyez quoi ? Qu’Aguilar peut reculer, maintenant ? Il imagine que je suis une brute, un criminel, parce que j’ai le malheur de penser que le seul moyen de véritablement connaître une civilisation non-humaine est d’en extraire les artefacts et d’en déterrer les cités. Dans son monde à lui, dans le monde des soldats, des paramilitaires, un criminel, on l’abat comme un chien. Il sait qu’il ne travaillera plus jamais, après ce qu’il a fait. Il va descendre votre collègue, puis Villaverde, puis moi. Et sans doute vous.

— Meyer, bon sang, réfléchissez un peu, si Aguilar avait souhaité vous tuer, il l’aurait fait tout à l’heure. »

L’archéologue haussa les épaules.

« Aguilar veut me voler le chantier qui fera ma carrière de chercheur, madame Talasea. Vous pouvez comprendre ça ? Se faire déposséder de son œuvre à venir… »

Il enclencha une batterie supplémentaire dans la trappe ventrale de sa carabine.


Isaac-Isabeau marchait avec circonspection entre les mégalithes qui descendaient vers le talweg central de la vallée. Aguilar avait rassemblé son revolver, qu’il était prêt à saisir. À chaque pas, iel avait le sentiment que les yeux roulaient vers lui ; qu’auraient bien pu penser les habitants du Repos de Sauveterre en voyant des Terriens se disputer pour le sort de leurs ruines ? Ces primates qui venaient d’une petite boule d’eau et de poussière, à cinquante siècles de voyage pour un photon, mais à peine six mois pour leurs étranges vaisseaux. L’amertume serait peut-être la réaction la plus logique. Qu’avons-nous fait pour que les Terriens trouvent la voie des étoiles, et pas nous ? Alors qu’ils ont péché, qu’ils ont détruit leur planète ? Une sourde détresse remonta dans la gorge d’Isaac-Isabeau, et iel eut envie de pleurer.

« J’ai passé ma vie à arpenter les ruines de la Voie lactée, dit Aguilar. De quel droit est-ce que nous jouons les arbitres du destin des morts, hein ? La science a bon dos. Est-ce que nous avons besoin de savoir qui étaient ces gens ? Est-ce que nous avons besoin d’ouvrir leurs villes à la pelleteuse, de disséquer leurs restes, de placer leurs petits os sur des petites tables et d’y braquer nos projecteurs, en s’extasiant sur la beauté de leurs crânes ? Nous savons comment le Repos de Sauveterre est mort : simple histoire de mécanique orbitale. Qu’est-ce que retourner la forêt à la pelle mécanique nous apportera ? Qu’est-ce que les profanations nous offriront ? Une autre petite civilisation de musée, à mettre sur des étagères sous vide ? Conneries. Conneries !

— Aguilar… je ne sais pas si je suis d’accord avec toi. Peut-être bien. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu as besoin de moi. Tu as déjà la lettre, et ma collègue doit être en train de me chercher.

— J’imagine bien. Cela me fera un témoin de plus. Allez. »

La brume monta et engloutit Isaac-Isabeau jusqu’aux épaules. La forêt de basalte se densifia. Au milieu de la procession des yeux et des robes de pierre, l’irruption brutale du préfabriqué de l’hacienda revêtit un caractère obscène. Une lanterne bleue apparut, puis une femme en chemise blanche, longue jupe de terrain et chapeau de paille. Ses petites lunettes rondes brillaient.

« Aguilar ! Qu’est-ce que tu fous ici ? J’attendais Meyer.

— Il a eu un empêchement. Son oryx faisait des siennes. Tu connais ces sales bêtes. Je sais pas pourquoi on n’emploie pas des chevaux.

— La lumière les rend fous. Vous vous êtes disputés.

— Si peu.

— Tu as la lettre ? »

Aguilar tira le document de sa poche ; quand Villaverde voulut s’en emparer, il l’écarta d’un geste sec du poignet et porta la missive haut sous la traîne de la Voie lactée.

« Meyer ! cria-t-il vers la brume. Tu crois que je ne t’ai pas vu approcher, avec ta postière ? Tu crois que je ne connais pas la forêt par cœur ? Tu crois que je ne sais pas ajuster les lentilles de mon arme ? Ramène-toi ! Viens donc voir ce que je fais de ton autorisation de fouilles ! Viens voir ce que je fais de ta belle science, de tes pelleteuses et des trous que tu fores dans les âmes ! Et regardez tous, Villaverde, Isaac-Isabeau ! Sachez que, si Meyer présente un nouveau courrier, il sera faux, car celui-là va partir en fumée ! Rendez-vous dans dix ans, quand Kapteyn aura répondu ! »

Aguilar sortit un briquet de sa veste et l’alluma. La flamme attaqua promptement le papier desséché par son long transfert interstellaire et le dévora en une courte rafale dorée ; le filigrane de l’université de Kapteyn fondit et répandit une flaque irisée sur le basalte.

« Voilà ce que je fais de votre archéologie, à tous ! De vos ambitions de petits gratteurs de terre ! »


« Aguilar ! »

Meyer épaula sa carabine et visa en direction du préfabriqué. Tali voulut l’en empêcher ; il la repoussa et lui donna un coup de crosse qui, dans la faible gravité du Repos de Sauveterre, l’envoya rouler dans la brume qui l’engloutit toute entière. Meyer ouvrit le feu : le seul son qui sortit de sa carabine fut le bourdonnement métallique des accumulateurs. Une constellation d’impacts rougeâtres recouvrit le mur du préfabriqué, juste à côté d’Aguilar. Meyer tirait mal, mais il tirait pour tuer.

Tali se rua vers l’hacienda.

« Isa ! »


« Tali ! »

Iel n’était pas bien certain·e de la direction d’où pouvait bien provenir la voix de sa compagne, mais elle émanait du brouillard, qui en outre offrait une protection relative contre les lasers. Iel s’élança vers les aiguilles, tandis qu’Aguilar se saisissait de son revolver et, sans même daigner se placer à couvert, déclenchait la mise à feu des cartouches de pompage. Chaque détonation fut ponctuée par un scintillement des lentilles. Isaac-Isabeau sentit une vive douleur traverser l’arrière de ses yeux : la diffraction des lasers dans l’atmosphère lui mettait la rétine en ébullition. Regarder vers le sol. Il fallait regarder vers le sol.

Iel manqua une crevasse, trébucha et s’étala de tout son long. La main ferme de Tali lae récupéra par le col et lae tira à l’abri d’une aiguille.

« Is, ça va ? Tu es blessé·e ? »

Iel se blottit contre le basalte. Le visage de Tali lui apparaissait un peu flou, et la douleur était devenue lancinante. La fusillade entre Meyer et Aguilar continuait, uniquement troublée par les grognements des hommes et les claquements étouffés des cartouches. Puis, Isaac-Isabeau entendit un cri sourd en provenance de l’hacienda, et vit Aguilar se précipiter derrière le préfabriqué en se tenant le bras. Il rechargea à une main, le revolver maintenu au creux de son coude. De son côté, Meyer bataillait avec de la fumée blanche sortant de sa carabine, surchauffée par la poussière accumulée sur les lentilles. Villaverde, elle, s’était jetée à terre et gardait les mains plaquées sur sa tête.

Les deux hommes furent prompts à reprendre la fusillade.

« Ils vont se massacrer ! » souffla Isaac-Isabeau.


Tali souffla. Sa monade contrôlait la quantité d’adrénaline injectée dans son sang par sa glande médullosurrénale, et une clarté affûtée avait remplacé toute autre considération. Elle saisit les lunettes de protection dans sa besace et en passa une paire à Isaac-Isabeau.

« Is, règle ça sur l’opacité maximum, en lumière visible, comme si on allait regarder une supernova de face, discute pas. » Elle tapa sa radio. « Bulle ! Est-ce que tu vois où je suis ?

— J’ai un contact sur ta balise ! Précision métrique !

— Expédie toutes tes charges éclairantes sur moi, fais-les éclater au contact du sol ! Je t’expliquerai plus tard ! »

La Voie lactée cilla. Un sifflement aigu traversa le ciel au-dessus de l’hacienda, puis sept parachutes apparurent. Ils portaient des sphères noires vers les aiguilles. Tali fit signe à Isaac-Isabeau de baisser la tête.

Une aube instantanée se leva sur la vallée, un flash argentique monstrueux, qui découpa les aiguilles au ciseau et transforma leur assemblée en une collection de canines blanches. Le brouillard devint une étendue nacrée. Isaac-Isabeau mit une bonne seconde à comprendre que, s’iel percevait ainsi la scène à travers ses lunettes de protection, Aguilar, Meyer et Villaverde devaient se trouver en face d’une constellation de soleils.

« Récupère Villaverde ! » cria Tali en s’élançant vers Meyer qui titubait, les yeux fermés. Elle lui expédia un coup de genou dans le ventre et lui arracha sa carabine des gants. Isaac-Isabeau clopina en direction du préfabriqué et tendit la main à l’avocate, dont une impulsion avait troué la jupe. Un éclat cilla juste au-dessus de la tête de Meyer. Aguilar mitraillait à l’aveugle.

« Restez dans votre trou ! » hurla Tali en tirant un coup assez proche d’Aguilar pour qu’il entende le sifflement de la vaporisation de la tôle.

La carabine lui brûlait les doigts, et le liquide refroidissant du canon tombait à grosses gouttes par terre. D’où venait cette épave ? Probablement du même trou que l’improbable revolver d’Aguilar. L’éclat des fusées commençait à décliner, elle le sentait au recul de la douleur au fond de ses yeux. La nuit reprendrait bientôt son emprise.

Isaac-Isabeau parvint à attraper la main que Villaverde lui tendait ; puis, usant de la force que lui donnait son origine terrienne, iel la chargea contre son épaule. La couleur des fusées passa à l’orange. Un sifflement sinistre indiqua qu’elles tombaient à court de carburant. Tali brisa la carabine contre une aiguille, récupéra Isaac-Isabeau à l’orée du brouillard, l’aida à porter Villaverde et, ensemble, iels s’enfoncèrent dans une marée de vapeur écarlate. Le chien du revolver d’Aguilar claqua dans le vide ; il était enfin à court de munitions.

Juste avant de s’égayer définitivement dans la forêt de basalte, Tali aperçut les derniers feux des fusées, et avec eux les derniers instants de milliers d’yeux grands ouverts.

La nuit lui fut un dais.


La brise dansait entre les buissons. Une étoile timide s’était levée à la pointe de la Voie lactée, et couronnait la pointe du Courrier Sept, juste au-dessus de l’éclat inquiet de la caméra de Bulle. Villaverde ne titubait plus, mais ses yeux rougis restaient gorgés de larmes. Isaac-Isabeau avait encore mal au fond des paupières ; iel prit note d’aller voir l’ophtalmologue d’Eau-de-Pluie à leur retour de tournée. Tali donna un dernier coup de jumelles en direction de la forêt de basalte.

« L’oryx de Meyer n’est plus là, il a dû s’en aller, commenta Bulle.

— Tout ça pour des os et des yeux gravés, souffla Tali.

— Aguilar a peut-être raison, dit Isaac-Isabeau.

— Les habitants du Repos de Sauveterre sont tous morts, Isa, soupira Tali. Qu’est-ce que cela peut bien leur faire ?

— Je sais que tu ne penses pas ce que tu viens de dire.

— Et tu sais très bien ce que je veux vraiment dire. Les habitants du Repos de Sauveterre ne sont plus là pour décider de leur propre sort, et nous ne les ramènerons pas à la vie. Et regarde-nous, tous autant que nous sommes, à décider à un, à deux, à trois, de ce qui devrait advenir du mausolée d’une civilisation tout entière. Personne n’a les épaules pour cela. Personne ne devrait avoir les épaules pour cela. La bureaucratie de Kapteyn a peut-être commis une erreur, mais qui sommes-nous pour décider à sa place ? Aguilar et Meyer sont des habitants de cette planète, le nez dans la poussière depuis des décennies, et ils n’ont pas été bien plus raisonnables. Nous sommes la poste, Isa. Pas la police, encore moins la justice. Il y a des dilemmes que nous n’avons pas le droit de tenter de résoudre. Parfois, il faut juste se contenter de faire ce qu’on peut pour arrêter l’incendie et de s’en aller en courant.

— Dites, Villaverde. Qu’est-ce que vous comptez faire ? lança Bulle.

— Je vais me mettre en contact avec la coopérative.

— J’ai déjà envoyé un message de détresse, dit Bulle. Mais vous pouvez m’emprunter ma radio pour m’apporter des précisions.

— Merci. Je pense qu’Aguilar et Meyer vont s’égayer dans les montagnes, s’ils sont en état, les mesas ne manquent pas d’anciennes stations et de relais automatisés où se cacher. Nous allons les exclure du comité d’administration, et laisser une équipe permanente à l’hacienda. Ensuite, j’écrirai une lettre à Kapteyn. Pour expliquer ce qui s’est passé et que…je ne souhaite pas donner suite à l’autorisation d’autorisation de fouilles, ni demander un renouvellement de la lettre. Au moins pour un temps. Tout le monde doit se calmer. Il faut laisser de l’eau couler sous les ponts. L’inimitié entre Meyer et Aguilar ne disparaîtra pas de sitôt, mais peut-être que leur accrochage a eu une valeur cathartique. » Elle donna un coup de pied dans le sable de l’oued, et eut un petit sourire. « Il me faudrait aussi une douche, et quelques pansements. Vous avez ça, dans votre vaisseau ?

— Suivez le guide », dit Bulle en ouvrant la trappe latérale du Courrier Sept.

Isaac-Isabeau se rapprocha de Tali et lui donna un petit coup de coude. Iel posa doucement sa main sur le front de Tali et écarta une mèche grise, juste à l’orée de ses tempes, pour la replacer avec les autres.

« Tiens. Tu étais décoiffée. »

Elle lui rendit son sourire et se tourna avec iel vers la noirceur paisible du ciel.

Illustration de l'épisode JPL/Caltech, domaine public.

Épisode précédent
Épisode suivant à venir, la tournée continue...
Retour à l'Astropostale