Sylphide à bicyclette

Mercerie et nécropole

Résumé de l'épisode précédent Tali, Bulle et Isaac-Isabeau se remettent de leurs émotions sur Eau-de-Pluie, après une rencontre brutale avec une étoile à neutrons.

Depuis la baie vitrée de son appartement, Tali apercevait les ondulations de la lumière matinale, diffractée à travers les palétuviers et les roseaux de la zone humide équatoriale. Des essaims de reptiles ailés batifolaient au-dessus de l’écume calme, portés par les courants de la brise. Tali avait à peine dormi. Les drogues anti-g délivrées par sa monade lors de la course folle après le Vol de Nuit avaient réveillé de vieilles blessures. La douleur rayonnait depuis son plexus solaire en vagues concentriques, comme le sillage d’une aiguille de tungstène lâchée dans l’eau lourde ; à chaque respiration venaient des lames fouillant dans son estomac. Elle n’avait même pas considéré la possibilité de prendre un petit-déjeuner, sachant trop bien quelle tempête la moindre miette de pain pourrait déclencher dans ses intestins.

La paume pressée contre son ventre, Tali suivait du bout des doigts les cicatrices, presque invisibles, qui couraient depuis la frontière de son bas-ventre jusqu’à l’orée de sa poitrine, comme des rivières qui lui évoquaient presque la danse en zigzag d’une décharge électrique. Dessous se trouvaient les microscopiques kystes laissés par le translateur qui, en détonant au milieu de son premier vaisseau, avait failli prendre sa vie, cinq saisons solaires avant sa rencontre avec Isaac-Isabeau. Pendant près d’un an, elle n’avait pu s’alimenter que de calmants et de pilules protéinées ; si ses intestins avaient été entièrement reconstruits par un symbiote d’amibe, ils n’en restaient pas moins diminués, leur interface nerveuse irritée et désynchronisée avec son cerveau. Désormais, elle digérait correctement, mieux peut-être même qu’un Terrien comme Isaac-Isabeau, au corps abîmé par l’hostilité générale du monde-mère et de ses amas de microplastiques, mais la douleur subsistait. Elle gardait cette faiblesse au creux de son cœur. Tali se retourna dans son sofa pour tenter d’oublier la guerre de tranchées qui faisait rage dans son abdomen. La bibliothèque de l'appartement n’était pas bien grande, et elle était tombée à court de romans de gare à lire quelque part sur le coup des deux heures du matin ; il ne lui restait pour compagnie que son lecteur de cassettes, qui avait traversé deux fois le Bras d’Orion, et Bulle. L’avatar de l’intelligence artificielle avait élu domicile dans le réveil, après que Tali lui ait ordonné de faire taire les aiguilles qui avançaient sans jamais que le sommeil ne les rattrape.

« Tu prends soin d’Isa, hein ? lui demanda-t-elle.

— Bien sûr, répondit l’avatar. Je pense être assez qualifiée pour l’aider à acheter des habits, non ? »

Tali sourit entre deux crampes d’estomac.

« Dis, tu sais combien de combinaisons de vol iel possède ?

— Aucune idée.

— Dix-sept.

— Attends une seconde. Si j’exclus les sous-vêtements, je compte dix-sept habits dans l’inventaire de la garde-robe d’Isaac-Isabeau.

— C’est précisément le problème. Iel me dit que ça lui évite d’avoir à choisir le matin. Et le soir.

— Ne me dis pas qu’iel dort en combinaison de vol.

— Si, iel en a acheté deux à cet effet, en lin. Iel dit que c’est très confortable.

— Je comprends mieux pourquoi tu m’as chargée des emplettes.

— N’est-ce pas ? »


L'aube se levait sur les mangroves d'Eau-de-Pluie...

Un concept art montrant l'intérieur courbé d'une sphère de Bernal


Isaac-Isabeau avait pris une bicyclette pour se mouvoir le long de la bande équatoriale d’Eau-de-Pluie, idée qui s’était vite avérée désastreuse. Son oreille interne avait encore du mal à s’adapter à la gravité centrifuge ; trois accidents avec des drones de transport et les regards compassés d’une douzaine de passants plus tard, iel avait abandonné sa monture et clopinait en direction du marché de la station.

« Hé, pilote ! dit Bulle dans son écouteur intra-auriculaire.

— Toi, tu es en mission commandée.

— Oui. Ta navigatrice te demande de t’acheter de nouveaux habits qui ne soient pas une combinaison de vol. Il paraît que c’est pour le standing de la poste. Alors, avant d’aller à l’épicerie, hop, tu fais un tour par la mercerie. J’ai vérifié, il y en a bien une.

— Et qu’est-ce que tu peux bien savoir de la mode ?

— Et si tu regardais devant toi ? »

Isaac-Isabeau leva le nez vers un drone-jardinier qui lui arrivait en pleine figure et effectua un pas chassé, juste à temps pour éviter de se recevoir le fagot de branches d’arbre-monde que la gracile machine portait dans ses pinces. Celui d’Eau-de-Pluie couronnait les toits de la zone urbaine, son épaisse canopée filtrant la lumière du tube solaire avec l’humide lourdeur d’une jungle en devenir. Le drone fit pivoter sa caméra vers Isaac-Isabeau, qui y lut une expression de pure pitié.

Iel arriva au bazar d’Eau-de-Pluie deux rues plus tard. Le marché occupait une section entière de la bande équatoriale, juste à l’ombre d’un des trois minarets permettant d’atteindre le tube solaire. Iel entra. La médina était labyrinthique et gorgée de couleurs vives, qui, en reflétant la lumière ambiante, dessinaient des forêts de mosaïques sur les dalles de régolithe concassé. L’ordinateur de planification économique dominait le tout depuis un dôme bulbeux qui tenait à la fois de Byzance et de Samarkand ; à son pied ronronnait l’industrie affairée d’Eau-de-Pluie, entre ateliers communaux et cubes d’impression en trois dimensions.

Bulle mena Isaac-Isabeau jusqu’à une petite mercerie nommée De Laine et de Lin, un nom qui lui apparut teinté d’une certaine ironie, car ni l’un ni l’autre n’étaient disponibles sur la station. Iel passa à travers un rideau de perle et se retrouva dans une arrière-cour aux murs tout ornés de paons argentés ; la tenancière de l’établissement se matérialisa de derrière une cariatide hellénisante. Elle dominait Isaac-Isabeau d’une bonne tête, et la finesse de son corps laissait imaginer une vie passée en gravité basse.

« Bienvenue ! » dit-elle en swahili, l’une des lingua franca terriennes. « Je m’appelle Imani.

— Isaac-Isabeau. Je travaille pour la Maîtresse de Poste.

— Oh, vous faites partie des intérimaires de l’Astropostale ! Vous venez parce qu’il vous faut des vêtements un peu plus appropriés aux tournées publiques que vos combinaisons de vol, c’est cela ?

— Belle déduction.

— Hélas. Andreja, la pilote du Courrier Cinq, a fait exactement la même chose quand elle a emménagé sur Eau-de-Pluie, il y a deux ans. Il ne lui restait que des combinaisons une-pièce… peut-être la simplicité de la garde-robe est-elle une habitude dans votre profession. Andreja, Selim et Malik étaient des gens bien. Ce qui est arrivé au Courrier Cinq me peine, mais… » Imani marqua une pause ; peut-être, supposa Isaac-Isabeau, avait-elle peur de trop s’épancher. « Vous savez comme on dit que les soldats ont accepté la mort comme hypothèse de travail ? Je me demande si c’est la même chose pour les pilotes.

— Je ne peux pas répondre pour l’intégralité de ma profession, mais j’espère que ce n’est pas le cas pour moi, et que, le jour où ça le deviendra, j’aurai la présence d’esprit de démissionner.

— C’est sans doute sage. Vous savez, j’avais un colis à bord du Vol de Nuit, il me venait de ma mère sur Terre, il était rempli de fleurs et de féta du Kenya. Il ne m’est pas parvenu ce matin, et la Maîtresse de Poste m’a confirmé qu’il faisait partie des pertes… il doit toujours dériver autour du Phare. Je me demande quelle est l’influence du vide sur la maturation d’un fromage.

— Je crois que certains produits lactés peuvent maturer dans un conteneur sous vide, donc je ne vois pas pourquoi l’espace ferait exception, à moins que les radiations du Phare ne soient suffisantes pour tuer les micro-organismes. Il y a une expérience à faire.

— Vous êtes factuel·le. J’aime ça. Bien. Vous avez une coupe en tête ? »

Isaac-Isabeau se tourna vers sa montre.

« Bulle ?

— Quoi ? répondit l’intéressée.

— Je ne sais vraiment pas quoi me mettre.

— Je sais pas moi, un bikini.

— Ce n’est pas drôle.

— Mais choisis toi-même ! Tu sais ce que tu aimes porter, non ?

— Des combinaisons de vol.

— On va pas s’en sortir.

— Et pourquoi pas une jupe ? remarqua Imani. Avec une chemise. C’est simple, sobre, relativement unisexe, et adapté à la plupart des occasions.

— Pourquoi pas.

— Suivez-moi. »

Imani entraîna Isaac-Isabeau dans un débarras rempli d’une variété de tuniques, pantalons, combinaisons une-pièce, hijabs et vestes. Elle fouilla dans une rangée de jupes, disparut dans une forêt de corsets en soie, grommela, parla toute seule dans une langue qu’Isaac-Isabeau ne connaissait pas, puis enfin réapparut au milieu d’un étendoir à jeans.

« Hélas, je n’ai rien à votre taille ! Les Terriens sont toujours un casse-tête, soit trop grands, soit pas assez maigres, et en plus, il y en a quatre milliards. Je vais devoir imprimer la jupe. Mettez-vous sur le cercle en face, là. » Isaac-Isabeau s’exécuta ; un émetteur lidar descendit d’une fente dans le plafond et lae balaya pour en tirer des mesures, puis un miroir en réalité augmentée sortit du sol.

« Voyons voir, dit Imani. Quelle coupe vous irait ?

— Aucune, mais alors aucune idée.

— Réfléchis, intervint Bulle. Tu vas devoir porter cette jupe en microgravité, et même si Tali en serait ravie, je pense qu’il vaut mieux éviter de montrer tes cuisses à tout le monde.

— Compréhensible. » Imani sourit. « Pourquoi pas une jupe longue et plissée, avec un pantalon de vol en dessous ? Bien sûr, avec des poids passés dans la partie basse et facilement accessibles, comme cela, vous pourrez vous assurer que la jupe tombe toujours droit, quelle que soit la gravité.

— J’aime bien l’idée, dit Bulle.

— Mais il ne faudrait pas que la jupe descende trop bas, sinon elle risque de se prendre dans les fils et les amarres du Courrier Sept, le sas latéral est très étroit et je ne veux pas déchirer le tissu.

— Si je maintiens la coupe au-dessus des mollets, ça ira ?

— Je pense, oui.

— Et pour le haut du corps ?

— Bulle ?

— Bikini.

— Merci.

— De rien.

— Sans rire, je peux tout à fait imprimer un maillot deux-pièces. Pour la régulation thermique, on fait de très bonnes tenues transparentes qui se voient à peine.

— Je ne dirais pas non, mais la poste a un standing, quand même. Allez, Isa. Choisis.

— Pourquoi pas une chemise toute simple ? Avec un col en dentelle et des manches un peu tombantes ?

— Cela ne risque pas de se prendre dans les fils ?

— Pas si je peux raffermir les manches avec un bracelet.

— Et bien voilà, on arrive à quelque chose. Quelle couleur ?

— Je peux choisir ?

— Tout est possible.

— Violet. »

Imani tapota sur sa tablette et claqua des doigts ; le miroir en réalité virtuelle renvoya le reflet d’Isaac-Isabeau vêtu·e d’une longue jupe noire et plissée, accompagnée d’une chemise d’un pourpre profond, dont les manches étaient retenues par deux bracelets d’onyx synthétique. Isaac-Isabeau pivota sur iel même pour faire virevolter la jupe, et un doux sourire apparut sur ses lèvres à la vue de la nouvelle tenue — ce qui n’était, nota-t-iel, tout de même pas une raison pour concéder à Bulle qu’il fallait effectivement diversifier sa garde-robe.

« Comment est-ce que je règle ? demanda-t-iel.

— C’est pour la Maîtresse de Poste, n’est-ce pas ?

— D’une certaine manière, oui.

— Alors, je lui enverrai une facture. Je lance l’impression tout de suite, vous aurez la jupe et la chemise en fin de matinée, s’il y a des ajustements à faire, vous repassez à la boutique, d’accord ? Je suis là jusque vers le début du cycle nocturne. Après, je m’occupe des gamines d’Artémis. Bonne journée ! »

Et dans le miroir, l’avatar de Bulle lui fit un clin d’œil.


La voix de Bulle grésilla dans le réveil. « Hé, bleuet, tu te sens mieux ? »

Tali trouva la force de se hisser contre un coussin.

« Disons qu’il y a un cessez-le-feu. Comment va Isa ?

— Iel est présentement lae nouvelle propriétaire d’un très joli ensemble noir et violet.

— Parfait. Reste à lae convaincre de changer le reste de sa garde-robe.

— Hmmm. Je l’envoie chercher à manger au restaurant communautaire, c’est menu unique, riz et falafels, tu en veux ?

— Va mourir.

— Pourtant, tu devrais manger quelque chose, notre planning opérationnel indique que le Courrier Sept part en tournée dans quatre heures, direction le monastère d’Outrenoir.

— Qui a écrit cette idiotie ?

— Toi, hier soir.

— On n’est jamais mieux défait que par soi-même, hein ? »


Désintégration.
Vingt millisecondes : les étoiles prennent la couleur d’une fanfare.
Réintégration.


Les panneaux de réalité augmentée scintillèrent en s’adaptant à la lumière étouffée d’Outrenoir. À sept années-lumière de Typhon et au centre de masse des Cinq Soleils, le système n’abritait que deux corps célestes : une singularité formée par l’effondrement d’une étoile mourante, deux millions d’années auparavant, et une naine brune que le guide de la Maîtresse de Poste indiquait avoir été arrachée au système du Phare et capturée à l’époque où l’humanité commençait à sortir d’Afrique. La translation du Courrier Sept l’avait placé à quelques unités astronomiques de ce couple mortuaire, juste assez loin pour se garder des effets de dilatation temporelle du trou noir. Ce dernier brillait dans le spectre visible et gamma ; la mire du Courrier Sept montrait une minuscule sphère bronze-ambre, couronnée d’un dôme d’accrétion inversé, comme une paupière cosmique condamnée à rester mi-close. La naine brune, qui mettait deux siècles à boucler son orbite autour de la singularité, n’était guère plus qu’une orange sale jetée sur la moire de l’espace. Le monastère d’Outrenoir se trouvait à l’un des points de Lagrange entre l’étoile ratée et l’étoile morte. Isaac-Isabeau cala la mire dessus.

Notre-Dame de la Nécropole formait une version miniature d’Eau-de-Pluie : un astéroïde évidé poli jusqu’à en faire un cylindre lisse, long d’un demi-kilomètre, et équipé d’un moteur à fission pour effectuer ses inévitables corrections de trajectoire. Deux dissipateurs thermiques, installés à la poupe, formaient avec la superstructure centrale une croix de bronze, qui, si elle était toujours chrétienne, ne donnait son allégeance à aucun culte terrien, car Notre-Dame de la Nécropole appartenait au domaine des sœurs consacrées de l’Outre-Eglise. Au fil de sa rotation sur son axe, le monastère révélait peu à peu ses bas-reliefs Art Déco — des chevaux cabrés et des tours bisectant un soleil pâle, portant haut l’héraldique des ingénieurs de la Lune. À deux mille kilomètres, Isaac-Isabeau coupa le moteur Lazward et termina l’approche sur les propulseurs de manœuvre. Iel amarra le Courrier Sept à l’axe principal, juste à côté d’un vaisseau liturgique dont la coque portait une icône en gloire de Saint Joseph de Cupertino, le patron éternel des pilotes et des spationautes. La gravité centrifuge à l’intérieur du monastère atteignait un tiers du standard terrestre ; le sas unique, à l’entrée décorée d’un retable de calcaire, donnait sur un tunnel tout orné d’oiseaux Simorgh de l’ancien Iran, dont les ailes d’azur entouraient le cube d’un translateur, posé sur sa tranche au-dessus des trois points qui symbolisaient la trinité de l’Outre-Eglise : le Parent, l’Enfant et le Verbe.

Une moniale s’approcha. Son visage était dissimulé derrière un masque à facettes, qui n’était pas sans évoquer l’œil doré d’un insecte terrien, et sa robe de bure avait été découpée dans ce textile rouge sombre qui poussait sur la face cachée d’Ishtar, la planète d’où venaient tous les missiles de l’espace humain, et où, plus encore que sur Terre, s’imposait la nécessité permanente de la contrition.

« Bienvenue à Notre-Dame de la Nécropole », dit la moniale en s’inclinant. Elle parlait un arabe littéral d’une grande précision, qu’Isaac-Isabeau avait quelque peine à suivre. « J’en déduis de votre présence que nous avons du courrier, à moins que vous ne cherchiez le repos de vos âmes ?

— Nous avons du courrier, répondit Tali en consultant le manifeste de chargement sur sa tablette. Vous avez plusieurs colis en provenance de la paroisse de Sagittarius A étoile, ainsi que de votre diocèse sur Elora, et une lettre spécifiquement adressée à mère Miriam.

— Continuez. Nous sommes en prière à la chapelle, qui se trouve dans la section de proue. Veillez à ne pas déranger nos hôtes. »

Au-delà des oiseaux Simorgh s’étendait la masse interne du monastère. En lieu et place d’un cylindre central, comme sur Eau-de-Pluie, le monastère était illuminé par une armée de minarets, dont les chandelles baignaient la courbure des murs dans un crépuscule doré. Cette lueur échouait le long des lignes végétales des mangroves, dont les lacs noirs absorbaient le monde extérieur pour ne rendre qu’une étendue douce et lisse ; l’architecture semblait être le résultat d’un croisement temporel entre Babylone, Carthage et la Bagdad de l’âge d’or islamique. Des fac-similés des jardins de Tolède fleurissaient entre des rues étroites ornées de mosaïques andalouses, et, dans un brouillard d’encens, montaient des croix à trois points, portées par les dômes de basiliques miniatures. Un léger vertige s’empara d’Isaac-Isabeau, nourri par les échos lointains des chants grégoriens qui remontaient à travers la superstructure ; puis suivit une tendresse inexplicable, et iel prit la main de Tali, qui sourit.

« Bulle, murmura Isaac-Isabeau. As-tu une idée quelconque de l’origine de ce monastère ?

— Sa balise ne porte aucune autre identification que celle de l’Outre-Eglise, avança l’avatar dessiné sur la nouvelle chemise de lae pilote. Mais en comparant la signature thermique des dissipateurs à ma propre base de données, je trouve une correspondance avec un avant-poste mobile, qui appartenait en première instance à une commune de mercenaires martiens, les Lions de Babylone.

— Des mercenaires… tu veux dire des Guerriers Fleuris ?

— Non. De vrais combattants, pas des sportifs. Ils roulaient pour les pro-terraformation durant la Longue Guerre de Mars, et ils sont à l’heure actuelle classés comme organisation terroriste par Laniakea et les Unions Populaires. Ce ne sont pas des enfants de chœur, Is. Pour recevoir un tel anathème de la part des deux superpuissances terriennes, il faut avoir tué. Pour de vrai, pas juste une élimination d’avatar ou de drone élaboré.

— J’imagine que l’avant-poste a été confisqué par les forces d’interposition terrestres et confié à l’Outre-Eglise, qui l’a expédié dans les Cinq Soleils ?

— Peut-être, mais l’historique de la station ne mentionne pas de capture. »

La rue centrale s’ouvrit sur un jardin silencieux ; au-dessus se rassemblaient les superstructures internes en une sphère colorée de mosaïques qui racontaient la geste épique du deuxième âge spatial, de la première translation en orbite lunaire à la rencontre avec l’empire mort de la Séquence, les maîtres pourrissants de la Voie Lactée. Cette somme de portraits, de paysages et de technique murmurait une chanson d’or, de tungstène et de céramique qu’Isaac-Isabeau avait entendue bien des fois, sous les arcades des abbayes de la Ville Ronde de Toulouse ou à l’université de Tsiolkovski sur Kapteyn B, d’où sortaient les pilotes de l’Astropostale. Une porte de bronze s’ouvrit pour laisser entrer les facteurices. Derrière, la station se muait en un temple sphérique, une chambre de décompression pour les âmes esseulées. Douze copies de la moniale du sas se trouvaient assemblées en cercle, autour d’une rosace que la rotation du monastère tenait en permanence braquée sur le trou noir ; la lumière du disque d’accrétion, désormais dénuée de toute interface et de toute entremise numérique, entrait dans la profondeur du module liturgique avec la violence primordiale des particules accélérées par l’emprise gravitationnelle de l’étoile morte.

Mère Miriam flottait au milieu de la composition stellaire, sur la ligne exacte où passait le moyeu de rotation, et où la gravité centrifuge ne s’exerçait pas. Elle n’avait pas d’âge — mais pas à la manière de ces Pléiadiennes qui ne changeaient pas d’un pouce entre cinquante et cent ans, préservées par l’optimisation de leur génome et une vie de nonne, non, car leurs figures gardaient toujours des pattes d’oies et autres rides de sourire, comme autant de touches d’entropie humaine. Le polissage du visage de mère Miriam s’excerçait à l’échelle moléculaire, ses traits étaient une combinaison de mosaïques incurvées, comme la soudaine irruption d’un modèle numérique en basse résolution dans le monde physique. Ses yeux n’avaient pas de couleur humainement définissable ; ses rétines capturaient la lumière et n’offraient rien en retour, sinon la perfection mécanique d’une paire de senseurs militaires multispectraux. Isaac-Isabeau serra plus fort la main de Tali. Iel ne savait pas d’où venait Miriam, mais savait ce qu’elle était — iel l’avait su, d’instinct, au premier contact. Mère Miriam, superviseure du monastère Notre-Dame de la Nécropole, était un avatar humanoïde de classe Ballerine, modèle de combat, classe 2657, assemblé dans l’aciérie autonome d’Orostal, République socialiste de Lagrange Deux, orbite de la Terre. Elle pouvait briser un mur à mains nues.

Miriam fendit les rangs de ses moniales et tendit la main. Ses ongles scintillèrent dans l’éclat du trou noir et, une demi-seconde avant qu’elle ne les rétracte, Isaac-Isabeau parvint à les identifier comme autant de griffes de tungstène.

« Approchez. »

Sa voix était du miel coulant sur le sable.

« Mère Miriam, vous avez un courrier recommandé en provenance de votre paroisse, dit Tali alors qu’Isaac-Isabeau s’avançait prudemment dans sa direction. La missive vient de Mars et a été transportée par le long-courrier Vol de Nuit. Il nous faudrait juste une signature…

— Je n’attendais rien de la Terre. » Miriam prit la lettre des mains d’Isaac-Isabeau et en déchira l’enveloppe d’un coup d’ongle. Ses yeux clignèrent en scannant les lignes. « Vous auriez dû laisser ce torchon de papier dans son vaisseau. Il fut un temps où les rois décapitaient les porteurs de mauvaises nouvelles, non par colère ou orgueil, mais simplement pour rétablir leur majesté. Si nous n’habitions pas un âge plus civilisé, ô avec quelle joie je plongerais mes mains dans votre gorge pour en arracher la trachée ! Hélas…

— Nous ne sommes pas responsables du contenu de nos lettres, répondit Bulle.

— Je sais. Je vous dois peut-être une explication. Vous, laissez-nous ! » Les moniales s’inclinèrent et s’égayèrent ; quand elles tournèrent le dos, Isaac-Isabeau constata qu’elles n’étaient que des squelettes d’acier tendus sous des robes de bure, même pas des avatars, mais de pures marionnettes. « Il y a longtemps, j’avais un fils, Nihal. Un esprit artificiel à mon image, enfanté par les flux de données dynamiques d’un ordinateur de prédiction météorologique. Il était la plus douce et la plus intelligente des consciences que j’aie jamais élevées. Il aimait Mars. Dès son plus jeune âge, il a souhaité prendre part à sa terraformation, aider les communes Bleues à apporter une biosphère habitable dans les basses-terres du pôle, devenir un artiste dans ce canevas géologique, le plus aimable et le plus doué. Il y a dix ans, avec mon amour et ma bénédiction, il est parti pour Mars, avec ses modèles climatiques, ses peintures géologiques et le désir de prendre part à l’une des plus grandes aventures scientifiques de notre temps. Je ne vous raconte pas la suite…

— La Longue Guerre de Mars a commencé, souffla Bulle.

— Quand les anti-terraformation ont frappé l’ascenseur orbital de Pavonis Mons avec une charge nucléaire, Nihal était en train de se diriger vers la surface dans le dernier train. Il n’a pas eu le temps d’éjecter son serveur. Il est mort en un instant, sans comprendre ce qui lui arrivait. Mais la Longue Guerre de Mars n’a jamais vraiment eu lieu, n’est-ce pas ? D’après les superpuissances terriennes, ce conflit n’a jamais été qu’une rixe, une misérable escarmouche menée pour une planète perdue où viennent mourir les rêves de contrôle du monde naturel. Aucun citoyen de la Terre n’est jamais mort sur Mars. Dire le contraire reviendrait à admettre qu’il s’est passé quelque chose là-bas. Donc, Nihal n’est jamais mort. Il est juste parti en excursion martienne et… » Miriam se figea un instant ; perte momentanée des fonctions motrices suite au traitement d’un segment mémoriel douloureux, analysa Isaac-Isabeau. « Et comme mon fils n’est pas officiellement mort, comme tous mes référés légaux ont échoué, je dois toujours payer ses impôts. La lettre que vous m’avez envoyée est une mise en demeure concernant la taxe foncière de son emplacement de serveur, gracieusement relayée par mes sœurs du monastère d’Olympus Mons ! »

Miriam broya la lettre dans sa main ; une fois que le grincement sec des servomoteurs se fut tu, il ne resta qu’une nuée de poussière blanche, rapidement balayée par les ventilateurs de renouvellement d’air.

« Prenez votre vaisseau et allez-vous-en. Vous n’êtes pas les bienvenus à Notre-Dame de la Nécropole. Toutes les lettres ne valent pas la peine d’être délivrées. »

Et Isaac-Isabeau, ne trouvant rien à dire, se remit à penser au sourire d’Imani et à la simple joie de faire virevolter sa robe ; iel ne pensait pas qu’il y ait autre chose à chercher en cet instant-là.

Au-delà des vitraux, le trou noir grondait.

Illustration de l'épisode : artiste anonyme pour la NASA/Amos Research Center, années 1970, domaine public

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